Benjamin Stora : « La promesse de réouverture des synagogues algériennes est très importante »

L’historien spécialiste du Maghreb Benjamin Stora réagit à la promesse de réouverture des synagogues algériennes faite par le ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, début juillet. L’occasion de revenir sur l’histoire des juifs d’Algérie, une communauté présente dans le pays depuis l’Antiquité mais qui l’a progressivement quitté au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Interview.

L’historien Benjamin Stora a lui-même grandi dans la communauté juive de Constantine. © Vincent Fournier/J.A.

L’historien Benjamin Stora a lui-même grandi dans la communauté juive de Constantine. © Vincent Fournier/J.A.

Publié le 25 juillet 2014 Lecture : 6 minutes.

Reconnaissance de la liberté de conscience et "d’une communauté juive" en Algérie qui "a le droit d’exister"… Dans une déclaration courageuse, le 1er juillet, le nouveau ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, a fait preuve d’une grande ouverture cultuelle. Se voulant le représentant de "toutes les religions", il a évoqué la possible réouverture des synagogues, fermées dans les années 1990 à cause du terrorisme. Une proposition qu’il a ensuite renouvelée le 7 juillet lors d’une visite à Oran.

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Cette réouverture a été cependant conditionnée à une "sécurisation" des lieux de culte. Le ministre a par la suite précisé ses propos, dans une interview au site internet algérien TSA le 16 juillet, en affirmant que la sécurité "doit exister à travers l’acceptation de la société". Or "avec le bombardement [israélien] de Gaza, les Algériens ressentent une frustration", a-t-il expliqué.

L’historien Benjamin Stora, qui a lui-même grandi au sein de la communauté "israélite" de Constantine, revient sur l’histoire très ancienne des juifs d’Algérie et explique l’importance de cette ouverture du gouvernement algérien.

Voir l’interview vidéo de Benjamin Stora : "La promesse de réouverture des synagogues en Algérie témoigne d’une volonté politique de la pluralité"

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Jeune Afrique : Avant la colonisation française, les juifs étaient soumis au statut de dhimmi qui encadrait les minorités religieuses dans les pays musulmans. Comment vivaient-ils cette situation ?

Benjamin Stora : Il faut bien se rappeler que ce statut de dhimmi, celui des gens du Livre en terre d’islam, apparaissait d’une certaine manière comme progressiste dans la mesure où il protégeait les gens du Livre, les juifs et les chrétiens. Mais en contrepartie il y avait des obligations et des formes de soumission, d’infériorisation, sur le plan juridique. Protection et soumission à la fois.

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En terre chrétienne, il n’existait pas de système de protection, il n’y avait pratiquement qu’un système de soumission [pour les minorités, NDLR]. Ainsi lorsqu’il y a eu l’Inquisition en Espagne, beaucoup de juifs sont partis se réfugier au Maghreb mais aussi dans l’Empire Ottoman.

Lorsqu’il y a eu la Révolution française, le statut de dhimmi est apparu comme obsolète.

Mais dans les années qui ont suivi la Révolution française, le statut de dhimmi leur est apparu comme obsolète. La plupart des Juifs ont réclamé l’égalité politique et non pas simplement le système de protection-soumission. Tout au long du 19e siècle, la revendication de l’égalité politique rendait donc le système de la dhimmitude dépassé. C’est ce qui explique en grande partie pourquoi de nombreux juifs d’Algérie sont sortis de ce statut en optant pour la nationalité française que le décret Crémieux leur avait octroyée en 1870.

Ce décret Crémieux a été abrogé pendant le régime de Vichy, en 1940, privant ainsi les Juifs de la citoyenneté française. Pourquoi ont-ils tout de même continué à soutenir la République française et souhaité en faire partie par la suite ?

Quand la nationalité française a été donnée aux Juifs d’Algérie par le décret Crémieux, l’extrême-droite française, et européenne, avait déjà fait campagne pour son abrogation parce qu’ils avaient peur que les élites musulmanes traditionelles réclament elles aussi l’entrée dans la cité française. La peur du nombre était très présente. La campagne pour l’abrogation avait aussi une connotation antisémite très violente.

En 70 ans – trois générations -, le processus de l’assimilation culturelle a fait son oeuvre.

L’une des premières mesures du régime de Vichy en 1940 est l’abrogation du décret Crémieux. Les juifs d’Algérie redeviennent donc des Indigènes. Mais entre 1870 et 1940, 70 ans se sont écoulés. Et en 70 ans, les juifs d’Algérie ont quitté le costume traditionnel, une partie a perdu l’usage de la langue arabe… Bref ils sont devenus des Français avec le modèle français culturel (chansons, musique, mode, littérature, cinéma). Lorsque le décret est abrogé, les juifs veulent réintégrer la nation française. Ils ne songent pas à se séparer d’une nation qui leur a enlevé leur nationalité. Leur objectif, à travers les actions communautaires, est de réintégrer la nation française. Le processus de l’assimilation culturelle en 70 ans – trois générations – a fait son oeuvre. Et donc, lorsque le régime de Vichy est chassé d’Algérie, ils demandent la réintégration dans la nation française qu’ils obtiennent d’ailleurs à la fin de l’année 1943.

Comment les mouvements algériens de libération ont-ils abordé la question juive ?

Le mouvement nationaliste algérien considérait les juifs d’Algérie comme faisant partie de l’histoire, de la nation algérienne. Plusieurs appels ont été lancés par le FLN, notamment en 1956, en direction de la communauté "israélite" en disant : vous êtes des Algériens comme nous, la preuve c’est que la France vous a retiré la nationalité française en 1940, elle donne d’une main ce qu’elle retire de l’autre, donc rejoignez-nous, etc.

Mais cette volonté de cheminement commun était déjà, selon moi, dépassée car les juifs d’Algérie étaient devenus des Français. On a par conséquent une sorte de quiproquo avec d’un côté ceux qui estiment que les juifs d’Algérie ont leur place et ceux qui estiment que leur place est déjà ailleurs. Il y a eu ce que j’ai appelé une sorte "d’occidentalisation sur place" : les juifs vivaient en Algérie mais étaient déjà en Occident, à travers leurs codes culturels et la séparation entre l’espace privé religieux traditionnaliste (les juifs étaient très religieux) mais en même temps un espace public républicain. Ils vivaient déjà dans un espace de laïcité.

Les juifs ne voulaient pas se séparer de la France, leur position était de corriger les inégalités en vigueur dans l’Algérie française, ce qui était grosso-modo la position de la gauche française de cette époque.

La majorité des gens qui descendent de cette histoire ont été suffisamment traumatisés pour ne pas répéter ces violences.

Des juifs ont également rejoint l’Organisation de l’armée secrète (OAS) à la fin de la guerre d’indépendance…

La majorité des juifs d’Algérie reste pendant la guerre d’indépendance dans une sorte d’hésitation, d’incertitude, d’expectative. Ils vivent cette guerre comme étant la possibilité de la séparation. Ils sentent qu’un monde va changer. Une minorité d’entre eux rejoint le FLN. Une immense majorité reste attachée à l’Algérie française mais sur une position "camusienne" : une Algérie égalitaire, fraternelle de l’intégration. À la fin de la guerre, lorsque se dessine la perspective d’une Algérie indépendante, une petite minorité de juifs radicaux s’est rangée du côté de l’Algérie française radicale, l’OAS. 

Au final, l’immense majorité des 120 à 130 000 juifs d’Algérie se sentaient et se vivaient comme des Français mais pas dans une situation d’affrontement. Ils avaient le sentiment que toute cette histoire leur échappait complètement.

Quel influence cette histoire a-t-elle sur les descendants d’Algériens vivant en France ?

Je pense que l’immense majorité de ceux qui viennent de cette histoire sont pour la paix, une sorte de cohabitation intercommunautaire. Mais il y a comme dans toutes les communautés des formes d’intégrisme sur le plan politique, religieux ou culturel. Et comme d’habitude ce sont ces extrémismes qu’on entend le plus. Mais je crois que la majorité des gens qui descendent de cette histoire ont été suffisamment bousculés et traumatisés par les exils, les exodes, la guerre et le terrorisme, pour ne pas répéter ces violences. 

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Propos recueillis par Pierre-François Naudé et Maïna Fauliot

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