Défense : quelles capacités militaires pour la Tunisie en 2014 ?

Adoptées au dernier trimestre de l’année 2013, les premières mesures pour pallier les carences des armées de terre et de l’air ont été mises en oeuvre par le nouveau gouvernement tunisien de Mehdi Jomâa, formé en janvier 2014. Et celui-ci compte aller encore plus loin suite à l’attaque de Henchir Talla, le 16 juillet dernier. Dans ce billet, Laurent Touchard* dresse l’état des lieu des capacités militaires tunisiennes.

Un Hercule C-130J de l’armée américaine. © United States Air Force

Un Hercule C-130J de l’armée américaine. © United States Air Force

Publié le 23 juillet 2014 Lecture : 7 minutes.

*Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

Mis à jour le24/07 à 10h30.

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Voici presque un an, nous survolions ce qu’avaient été les capacités militaires tunisiennes, face au terrorisme de 2011 à 2013. Cet état des lieux révélait plusieurs lacunes, tout spécialement dans le domaine des drones ou encore de celui des véhicules blindés protégés contre les mines et autres engins explosifs improvisés (EEI). Cependant, à compter du dernier trimestre 2013, des mesures commencent à être adoptées afin de remédier auxdites carences. Le changement de gouvernement en janvier 2014 contribue lui aussi à accélérer une modernisation a minima de l’armée de Terre et de l’armée de l’Air.

>> Lire les précédents billets : Le bilan de Mehdi Jomâa en six mois de lutte anti-jihadiste #1 et #2

Drones tunisiens 

Si le type de l’aéronef télépiloté qui s’écrase le 11 décembre 2013 dans la zone de Kasserine est alors indéterminé, l’incident indique toutefois que, désormais, les forces tunisiennes disposent de drones. Par la suite, il est établi qu’il s’agit de ScanEagle dont les opérateurs, qui oeuvrent depuis des stations mobiles, sont formés par des spécialistes américains. Très économique, le ScanEagle est en mesure de voler durant environ 24 heures à une altitude de presque 6 000 mètres (ce qui le place en limite de portée, voire au-delà d’éventuels missiles sol-air portables) d’où il est susceptible d’effectuer des missions de surveillance et reconnaissance.

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Autre avantage du ScanEagle : sa robustesse. Il "pardonne" ainsi facilement aux opérateurs inexpérimentés comme le sont encore les Tunisiens. De fait, l’UAV (Unmanned Aerial Vehicle, ou drone) qui s’est écrasé fin 2013 a, depuis, été réparé et remis en service. Quant à sa chute dans les environs de Kasserine, elle indique que ces robots volants opèrent au-dessus du mont Chaambi et au-dessus du mont Selloum (au Sud-Est). Il est avéré qu’ils patrouillent également aux frontières. Leur autonomie et les capteurs qu’ils emportent en font des outils militaires précieux pour le repérage des jihadistes ; bien davantage que les avions et hélicoptères qui ne peuvent rester en l’air aussi longtemps, sans les capteurs idoines, pour un coût plus important.

À noter, enfin, qu’existent des projets de drones nationaux. Cependant, ils avancent lentement, même si la technologie n’est pas très difficile à développer, par exemple à partir de "bases" commerciales. D’où un risque connexe : voir un jour des terroristes utiliser des aéronefs télépilotés (les jihadistes en Syrie ne manquent pas de le faire, avec des modèles commerciaux), aussi bien pour glaner des informations sur des objectifs d’attentats que comme vecteurs d’explosifs…

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>> Lire aussi : Mehdi Jomâa et les leçons de Henchir Talla

Aviation  : modernisations des chasseurs-bombardiers

Acquis en 1981, les 12 F-5E et F-5F Tiger II de l’armée de l’Air sont désormais vieillissants. De fait, le gouvernement tunisien sollicite leur modernisation et remise en état auprès de Washington. La requête est présentée au Congrès par l’administration américaine le 18 septembre 2013. La modernisation porte sur l’avionique, notamment avec l’installation d’un système GPS. Grâce à ce dispositif, les chasseurs-bombardiers pourront être envoyés sur des points précis du territoire (par exemple après le repérage de véhicules jihadistes aux frontières, par des ScanEagle). S’ajoute un système de gestion de vol (Control Display Unit) sur chaque F-5, allégeant la tache du pilote. Des moyens sont également prévus pour faciliter la maintenance des Tiger II, garantissant un taux de disponibilité opérationnelle élevée.

D’une valeur d’environ 60 millions de dollars, ce programme impliquerait 23 techniciens américains pour une durée de deux ans dans le but "(…) d’améliorer les capacités de la Tunisie à dissuader les menaces régionales et à renforcer la défense du pays" avec des avions qui "(…) appuieront ses forces aériennes et terrestres dans la lutte antiterroriste et les opérations de sécurité aux frontières" ainsi que l’indique un document américain, soulignant par ailleurs que cet accord "(…) ne modifiera pas l’équilibre des forces dans la région."

Hercules et Caracal

La flotte de transport n’est pas en reste, avec deux C-130J, dont un a été livré fin 2013. Ces nouveaux Hercules constituent un achat important, améliorant sensiblement les capacités de déploiement rapide tunisiennes (déjà bien en place avec 8 C-130B et C-130H). Capacités essentielles, tant pour faire face à des crises humanitaires (afflux de réfugiés et envois de vivres, de médicaments, d’antennes médicales…) qu’à des catastrophes naturelles ou encore à des menaces armées inattendues loin des lieux d’implantations des unités.

Il est un autre achat, controversé celui-ci, de six hélicoptères EC725 Caracal à la France. Controversé car pour un prix moindre que celui évoqué (environ 300 millions d’euros soit 409,5 millions de dollars), Tunis aurait pu recevoir une douzaine d’UH-60 Blackhawk (ou SH-60 Seahawk) d’occasion (modernisés) américains. Toutefois, si l’on se penche attentivement sur les caractéristiques des deux voilures tournantes, le Caracal apparaît comme beaucoup plus performant que son rival d’outre-Atlantique. Ainsi, tandis que l’UH-60 n’emporte que 11 hommes, le Caracal peut en transporter jusqu’à 28. En outre, l’EC725 (qui dote également l’unité aérienne de la DGSE française) bénéficie d’un blindage et opère aisément de nuit.

Certes, au départ, l’achat de matériel neuf pèse lourd sur un budget, mais il s’avère économique au fil du temps.

Autre élément à considérer, il s’agit d’appareils neufs. De fait, dans la durée ils afficheront une disponibilité opérationnelle supérieure à ce qu’aurait été celle des Blackhawk. Certes, au départ, l’achat de matériel neuf pèse lourd sur un budget, mais il s’avère économique au fil du temps  : maintenir en état des équipements ayant déjà servi (même bien reconditionnés) demande de nombreuses pièces de rechange qui, souvent ne sont d’ailleurs plus fabriquées ou plus onéreuses à acquérir (car plus en production).

D’où une tendance qui s’amorce peu à peu en Afrique  : en ce qui concerne les systèmes d’armes les plus perfectionnés (tout spécialement l’aviation), l’achat de modèles neufs (ou au pire, avec très peu d’heures "au compteur") est privilégié. L’Algérie constitue un exemple parfait, tout comme l’Ouganda pour ne citer que ces deux nations. En résumé, il s’agit d’acheter moins, plus cher, mais dans une logique de long terme qui implique une politique de défense cohérente s’inscrivant elle-même dans le cadre d’une planification stratégique et non plus "d’occasions à saisir" comme par le passé.

Forces terrestres  : Kirpi en urgence

Comme nous l’expliquions un an plus tôt, l’armée de terre tunisienne manque de véhicules protégés contre les mines et les engins explosifs improvisés (EEI). Lacune qui se traduit par la vulnérabilité d’une majeure partie du parc automobile et blindé. Ainsi, dès les premières heures de l’offensive lancée dans le mont Chaambi, un soldat est tué et deux autres blessés à bord d’un Hummer suite à l’explosion d’un de ces engins. Même avec des blindages supplémentaires, le Hummer encaisse mal l’effet des mines et autres EEI, à tel point que les soldats américains qui l’utilisent en Irak le surnomment parfois "cercueil roulant"…

>> Lire aussi : Comment le terrorisme mine l’espoir démocratique en Tunisie

Une vingtaine de Kirpi ont bien été livrés en urgence à partir du 26 janvier 2014, mais ils ne représentent qu’un petit nombre par rapport aux besoins. D’autant plus que les personnels doivent se familiariser avec leur conduite, leur utilisation tactique, leur entretien… Appartenant à la catégorie des MRAP, (Mine Resistant Ambush Protected  ; Résistant aux mines protégé contre les embuscades) les Kirpi sont fabriqués en Turquie. Le ministère de la Défense turc évoque tout d’abord (en septembre 2013) une éventuelle commande par Tunis, avant que la presse turque ne parle d’un contrat ferme sur 100 Kirpi. En toute logique, ceux-ci devraient remplacer les 110 Fiat 6614 au sein des trois brigades d’infanterie mécanisées, augmentant sensiblement l’efficacité des unités engagées contre les jihadistes dans les djebels et aux frontières. À noter que le Kirpi a fait ses preuves dans le sud-est de la Turquie contre les insurgés kurdes du PKK.

Les armes seules ne suffisent pas à vaincre un adversaire non-conventionnel.

Nous l’avons maintes fois répété, les forces armées seules ne suffisent pas à vaincre un adversaire non-conventionnel. Plus encore lorsque lorsque celui-ci mène des actions de guérilla, use de terrorisme dans le cadre d’une insurrection déclarée ou même larvée. Ce qui permet de le défaire, c’est une logique d’approche globale qui s’inscrit dans la durée – à savoir des années de patients efforts. Cependant, comme nous le répétons aussi, la problématique militaire représente l’une des pierres de fondation de cet édifice à l’architecture complexe qu’est l’approche globale. De fait, avec l’acquisition de moyens efficaces pour lutter contre un ennemi asymétrique (notamment en matière de renseignement technologique), cette pierre est beaucoup mieux en place qu’en 2013. Malgré tout, elle reste friable si elle ne se compose que d’achat d’armes nouvelles ; sa densité, elle la doit avant tout à l’entraînement des personnels engagés dans le combat, à leur préparation à affronter un adversaire impitoyable et qui paraît de plus en plus aguerri (dont certains éléments issus du jihad en Syrie et en Irak).

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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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