Mgr Barrigah : « Les victimes des exactions de 2005 au Togo n’ont pas confiance dans la justice »

La Commission vérité justice et réconciliation (CVJR), chargée de faire la lumière sur les violences politiques au Togo de 1958 à 2005, a achevé sa mission après presque  trois années d’audition et d’investigation. Mardi 3 avril, elle a remis au président Faure Gnassingbé un rapport final de 309 pages et 68 recommandations. Entretien avec Mgr Nicodème Barrigah, président de la CVJR.

La présidentielle de 2005 a porté Faure Gnassingbé au pouvoir, après une sanglante répression. © AFP

La présidentielle de 2005 a porté Faure Gnassingbé au pouvoir, après une sanglante répression. © AFP

Publié le 6 avril 2012 Lecture : 6 minutes.

Né en 1963 au Burkina Faso, Nicodème Barrigah est titulaire d’une Licence en théologie à l’Icao (Abidjan), d’une Licence en exégèse au Biblicum (Rome) et d’un doctorat en droit canonique. En 2008, l’universitaire est ordonné évêque d’Atakpamé au Togo. Au mois de mai l’année suivante, il accepte de prendre la tête de la Commission vérité justice et réconciliation (CVJR), sur proposition du gouvernement du Togo après consultation de la société civile.

Outre les réformes institutionnelles, la CVJR s’attèle à faire toute la lumière sur les violences politiques qui ont eu lieu de 1958 à 2005. Un long processus qui doit aboutir à l’indemnisation des victimes et à toute une série de réformes pour que le Togo puisse se réconcilier avec lui-même.

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Jeune Afrique : Après près de trois ans de travaux, votre commission a rendu son rapport, mais n’a pas opté pour le pardon total comme en Afrique du Sud. Pourquoi ?

Nicodème Barrigah : Le pardon requiert certaines conditions et ne doit pas devenir une manière de dissimuler la vérité. Si l’on oublie trop vite l’Histoire, celle-ci risque de se répéter. Avant de tourner la page, nous devons d’abord la lire. On pardonne facilement quand on sait à qui pardonner et ce sont seulement les victimes qui pourront accorder ce pardon.
 
La CVJR recommande l’indemnisation des victimes. Mais n’est-ce pas une gageure, dans la mesure où aucun bilan officiel n’a jamais été établi ? Y en aura-t-il un, avec des listes nominatives ?

L’un des grands acquis de la CVJR est d’être parvenue à établir une liste nominative concernant plus de 14 000 victimes avec des données de localisation précises.

L’un des grands acquis de la CVJR est d’être parvenue à établir une liste nominative concernant plus de 14 000 victimes avec des données de localisation précises.Cette liste n’étant pas exhaustive  – car toutes les victimes n’ont pas saisi la CVJR – nous avons néanmoins recommandé qu’au moment des indemnisations, toute nouvelle victime identifiée puisse en bénéficier elle aussi.

La justice est-elle possible alors que certaines victimes accusent des personnes encore au pouvoir aujourd’hui ? 

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La faiblesse de la justice transitionnelle réside justement dans le fait que certains accusés sont encore au pouvoir et ne peuvent donc être traduits en justice. Et lorsque la justice est sous la coupole du pouvoir exécutif, il y a trop de partialité dans les jugements rendus.

Vous jugez donc la justice togolaise incapable de rendre justice aux victimes ?

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C’est l’opinion de nombreuses victimes qui ont saisi la Commission et c’est justement pour cela pour cela que nous avons proposé des réformes judicaires. La crainte des victimes a été de ne pas avoir un bon jugement. Elles l’estiment incapable de leur rendre justice, surtout pour les évènements dramatiques de 2005. Mais nous les avons rassurées. Elles seront libres de saisir les instances qu’elles jugent crédibles.

Il y a eu des témoignages contradictoires dans  plusieurs auditions…

Sur certains dossiers nous avons eu des indices suffisants qui nous permettent de situer les responsabilités. Sur d’autres par contre, il existe encore des zones d’ombres. Nous pensons que pour ces dossiers, il y aura un travail ultérieur à effectuer. Comme pour l’assassinat de Sylvanus Olympio. Lorsque la France déclassifiera ses archives, nous aurons alors de nouveaux éléments.

La CVJR propose que certaines auditions ne soient pas rendues publiques avant 2037. N’est-ce pas contradictoire avec l’objectif premier de la CVJR, qui est de faire éclater la vérité au grand jour  ?

Nous avons juste demandé un délai de communicabilité de 25 ans en ce qui concerne l’accès aux archives et à certains témoignages. Lorsque quelqu’un accède à la base de données, il peut voir les noms des victimes et les informations confidentielles. Les rendre publiques trop tôt pourrait mettre en danger des personnes que la commission est censée protéger. Mais nous publierons la liste des victimes qui ne s’y opposent pas.

Les familles de victimes auront-elles accès aux données ?

Lors de la phase des réparations, elles pourront éventuellement avoir accès aux données. Nous avons proposé qu’il y ait un collège de superviseurs qui décidera de qui y a accès, ou non. Nous allons aussi indiquer comment les utiliser sans mettre en danger ceux qui y figurent.

Parmi les recommandations de la CVJR, il est question du rapatriement du corps, depuis le Bénin, du premier président du Togo, Sylvanus Olympio (dont la date du décès, le 13 janvier, est célébrée comme "fête de la libération nationale", NDLR), ainsi que de l’organisation de funérailles nationales. Est-ce possible alors que les circonstances même de sa mort, non éclaircies, sont l’objet de vives controverses ?

En ce qui concerne la mort de Sylvanus Olympio, nous avons les noms de ceux qui ont fait partie du coup d’État. Quant à « la main » qui a tiré, presque tous les indices recueillis indiquent que c’est celle du président Éyadema.

La CVJR demande que le 13 janvier ne fasse plus objet d’une commémoration festive. Nous proposons que le 20 août, date de la signature de l’APG (Accord politique globale de 2006), soit reconnu et célébré comme le jour où les Togolais ont réussi à s’entendre. Il faut que cette date soit une journée de prière ou de réflexion sur la réconciliation.

En ce qui concerne la mort de Sylvanus Olympio, suite à nos investigations, nous avons des éléments qui nous permettent de situer les responsabilités, comme les noms de ceux qui ont fait partie du coup d’État. Quant à « la main » qui a tiré, presque tous les indices recueillis indiquent que c’est celle du président Éyadema. Mais au-delà de la responsabilité matérielle, il y a aussi la responsabilité morale de la France qui a soutenu l’organisation du coup d’État. Du moins, c’est ce qui se dégage des témoignages recueillis.

La CVJR recommande aussi que soit puni le négationnisme. Mais sur quels travaux historiques se baser puisque les historiens eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux ?

La première partie de notre rapport propose une Histoire du Togo. Mais nous n’avons pas voulu l’imposer comme l’Histoire définitive. Il y a des faits sur lesquels les historiens sont d’accords. Et sur ces éléments, nous ne voulons pas de négationnisme.

En ouvrant la voie à des poursuites judiciaires même en cas d’amnistie passée, pour des crimes graves, la CVJR ne renonce-t-elle pas en quelque au pardon ?

Les auteurs qui reconnaîtront publiquement leurs fautes pourraient bénéficier de mesures particulières pouvant aller jusqu’à l’amnistie.

La CVJR n’entend pas remettre en cause les amnisties déjà accordées au Togo. Elle estime tout simplement, conformément aux principes des Nations Unies, que ces amnisties ne doivent pas empêcher les victimes de connaître ce qui s’est passé. S’agissant des événements postérieurs à 1994, elle propose que les auteurs présumés qui reconnaitront les faits et demanderont pardon puissent bénéficier de mesures particulières pouvant aller jusqu’à l’amnistie ou à une réduction de peine, à condition qu’il ne s’agisse pas de crime imprescriptible. De toute façon, s’il s’agit d’un crime imprescriptible, même si la CVJR recommande qu’il n’y ait pas de poursuites, il suffit que la personne quitte le territoire pour qu’elle tombe dans les mailles de la justice internationale.

Quels sont les prochains volets du rapport de la CVJR ?

La CVJR est en train de clôturer ses travaux. D’ici à six mois, elle cessera définitivement ses activités. Nous avons demandé à l’État d’adopter les recommandations en publiant un « livre blanc » dans lequel il récapitule les plus importantes recommandations que nous avons formulées.. Et si possible, un chronogramme d’exécution.

Quand est-ce que les victimes obtiendront réparation ?

Les victimes seront indemnisées lorsque la commission de mise en œuvre sera instituée. Elle devra être surveillée par un organe de suivi indépendant. Nous avons fait des recommandations sur la composition des deux organes au gouvernement. Nous attendons une réponse.

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Propos recueillis par Marthe Fare

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