Tunisie : Moncef Marzouki, l’incorruptible

Militant des droits de l’homme réputé pour son intégrité et son intransigeance, Moncef Marzouki, le nouveau président de la République, s’est engagé à veiller à la sauvegarde des libertés individuelles de tous les Tunisiens. Et promet à l’opposition, inquiète de son entente avec Ennahdha, d’ériger en règles de conduite le dialogue et la concertation.

Le nouveau président tunisien, Moncef Marzouki. © AFP

Le nouveau président tunisien, Moncef Marzouki. © AFP

Publié le 27 décembre 2011 Lecture : 7 minutes.

Tunis, palais du Bardo, le 12 décembre. Les membres de l’Assemblée nationale constituante (ANC) élisent par 153 voix sur 202 exprimées Mohamed Moncef Marzouki, bête noire de l’ex-chef de l’État Zine el-Abidine Ben Ali, président de la République. Le lendemain, lors de son discours d’investiture, le nouveau raïs évoque les victimes des vingt-trois années de règne de Ben Ali. L’émotion le prend à la gorge et lui arrache un sanglot. Toute l’Assemblée se lève pour communier avec lui. Belle revanche sur l’Histoire : l’ancien opposant radical et prisonnier politique succède à son « geôlier ». Marzouki devient ainsi le quatrième chef de l’État tunisien après Habib Bourguiba (1956-1987), Ben Ali (1987-2011) et Fouad Mebazaa (2011, provisoire). La scène où l’on voit Marzouki saluer ce dernier après la passation de pouvoirs restera comme l’image de la première véritable alternance.

C’est un président pas comme les autres qui est désormais à la tête de l’État. Son parti, le Congrès pour la République (CPR), dont il a démissionné sitôt élu, ne comptait, il y a moins d’un an, qu’une dizaine d’intellectuels courageux. « Des généraux plus nombreux que les soldats, comme dans l’armée mexicaine », plaisante Marzouki pour dire qu’il n’avait pratiquement pas de base, le CPR ayant été interdit et persécuté par la police. Légalisé au lendemain de la révolution, le parti enregistre rapidement 10 000 adhésions et fait campagne pour l’élection de l’ANC avec un budget de 50 000 dinars (environ 25 500 euros) seulement. Vainqueurs du scrutin du 23 octobre avec 89 sièges, les islamistes d’Ennahdha ont été rejoints par le CPR, deuxième avec 29 sièges, et le parti de centre gauche Ettakatol, quatrième avec 20 sièges, pour former une coalition disposant d’une majorité confortable (138 sièges sur 217) et qui s’est réparti les rôles comme suit : Moncef Marzouki du CPR à la présidence de la République, Hamadi Jebali d’Ennahdha à la primature et Mustapha Ben Jaafar d’Ettakatol à la présidence de l’ANC.

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Débats houleux

C’est aussi un président pas comme les autres car il s’est toujours opposé, pour éviter l’expérience malheureuse du présidentialisme, à la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme : « La Tunisie n’attend plus de sauveur, plus jamais ça ! » Sa solution, c’est un « système d’Assemblée » à mi-chemin entre le parlementarisme et le présidentialisme qui donne voix au chapitre, pour les grandes décisions, aussi bien aux deux chefs de l’exécutif qu’à l’ANC, représentée par son président. C’est la formule qui vient d’être adoptée par la Constituante, sur proposition de la troïka. Cette formule est transitoire, le temps que la nouvelle Constitution soit rédigée. Cela pourrait prendre un an, voire un peu plus, d’autant que les premiers débats entre la majorité et l’opposition autour de l’organisation provisoire des pouvoirs publics ont fait apparaître de profondes divergences sur les attributions respectives des trois pouvoirs dans la future Constitution.

Marzouki est enfin un président pas comme les autres du fait de son tempérament. Les uns louent son humanisme, son ascétisme, son endurance et son intransigeance. Les autres, parmi ceux qu’il appelle « la vieille gauche laïcarde », lui reprochent de ne s’être pas placé, comme eux, dans le camp des adversaires irréductibles d’Ennahdha. D’autres encore n’aiment pas son caractère bien trempé et ont peu goûté son franc-parler lorsqu’il dénonçait leurs compromissions avec la dictature. L’ex-pouvoir le traitait d’ailleurs de « fou à lier ». « De leur point de vue, cela me paraît normal, rétorque Marzouki. La psychiatrie soviétique l’avait bien compris. […] Le propre d’une dictature est de se prendre pour le bien absolu. Qui peut s’opposer au bien absolu sinon un fou et/ou un traître ? Et pour eux, je suis les deux à la fois. »

Marzouki ne devait pas faire de politique

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Le conseil venait de son père. Celui-ci, paysan originaire de Douz, la porte du désert, était un militant nationaliste d’obédience yousséfiste – et donc opposé à Bourguiba – qui a dû fuir au Maroc à la veille de l’indépendance, en 1956. Le jeune Moncef fait ses études secondaires à Tanger, avant d’entamer des études de médecine à Strasbourg à la faveur d’une bourse d’État. Il ne se distingue guère par un quelconque activisme et considère la démocratie comme « une bizarrerie culturelle ». « Il était énigmatique, brillant, lisait beaucoup pendant que nous étions dans les cafés et faisait déjà figure de philosophe », se souvient l’un de ses condisciples. Sa vie « bascule » lorsqu’il rencontre le professeur Marc Klein, un rescapé des camps nazis, qui dirige sa thèse sur « l’expérimentation humaine en médecine ». Marzouki se convertit alors à la cause des droits de l’homme. De retour à Tunis, où il pratique la neurologie, il fonde, en 1981, le Réseau africain des droits de l’enfant. Et découvre la torture…

En 1989, il est élu président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH), parce que, disait-il, deux de ses prédécesseurs à ce poste « ont cédé aux sirènes du pouvoir » en acceptant des postes de ministre. « Je ne serai pas ministre », déclare aussitôt celui qui était alors professeur de neurologie et pionnier de la médecine communautaire. Ben Ali en a eu vent et y voit un casus belli. Contrairement à la coutume, il ne le reçoit pas pendant un an et demi. Pourtant, Marzouki reconnaît qu’il ne se percevait pas comme un opposant au régime, par « naïveté ». Mais la « répression féroce » qui s’abat sur les islamistes à partir de 1990 le révolte. « On se croirait dans les années 1970 sous la dictature argentine ou dans le Chili de Pinochet », écrit-il. Environ 30 000 personnes sont arrêtées et une quarantaine meurent en détention sous la torture, parmi lesquelles Abderraouf Laribi, dont le cas interpelle Marzouki, qui écrit au ministre de l’Intérieur de l’époque, le « sinistre » Abdallah Kallel, lequel ne répondra pas. Mais Ben Ali le convoque et le reçoit en présence de Kallel. « J’ai lu votre communiqué, lui dit-il en tirant sur sa cigarette. On présente la Tunisie comme si c’était le Chili. Est-ce normal ? » Marzouki fait valoir qu’il s’agit d’informations vérifiées et que le ministère de l’Intérieur fait la sourde oreille. « [Kallel] s’emporta, me menaçant de me poursuivre en justice pour diffamation de l’État, rapporte l’intéressé. Ce fut ma dernière naïveté avec Ben Ali. » L’entretien n’ayant pas eu de suite positive, Marzouki devient « contestataire par la force des choses ».

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Désobéissance civile

La réponse du pouvoir ne tarde pas : le ministère de l’Intérieur fait adopter par le Parlement, en 1992, une loi liberticide sur les associations destinée à faire adhérer à la LTDH des militants du parti présidentiel en vue d’en prendre le contrôle. Marzouki résiste. La LTDH est dissoute. C’est alors qu’il cofonde, avec notamment Mustapha Ben Jaafar et Sihem Bensedrine, le Comité national pour la défense des prisonniers d’opinion, interdit évidemment. En 1994, la LTDH, réactivée, passe sous le contrôle des partisans du pouvoir à la suite d’un « putsch ». Marzouki ne veut pas rester dans « une ligue couchée » et descend dans l’arène politique. Il exprime sa volonté de se présenter à la présidentielle contre Ben Ali, qui le fait aussitôt arrêter et placer en isolement total pendant quatre mois. Il n’en sortira qu’après l’intervention personnelle de Nelson Mandela. Il est interdit de voyage et maintenu en résidence surveillée dans sa maison, à Sousse. Avant d’obtenir la restitution de son passeport et de s’exiler à Paris, il fonde, en 2001, le Congrès pour la République avec de grands militants comme Mohamed Abbou, Abdelwaheb Matar, Abderraouf Ayadi et Neziha Ben Rejiba, plus connue sous son pseudonyme, Om Zied. Mot d’ordre : nous ne devons plus avoir peur, il ne faut plus demander nos droits, il faut les pratiquer sur le terrain. C’est l’ère de la désobéissance civile.

Père de deux filles, qu’il adore par-dessus tout, Marzouki a une réputation d’intégrité et de probité que nul ne conteste. Sa maison à Port el-Kantaoui, à Sousse, est inachevée depuis vingt-six ans. Ceux qui l’on connu durant son exil à Paris entre 2000 et 2011 (avec trois séjours risqués à Tunis entre 2004 et 2006) ont été frappés par les conditions modestes dans lesquelles il vivait et la modicité de ses revenus. Au fil des ans, il a développé une vision qui synthétise, peu ou prou, les grandes causes qui sont aujourd’hui les priorités du gouvernement de coalition. Militant anti-Ben Ali, tribun hors pair, penseur et essayiste prolifique, Marzouki a des solutions originales aux maux hérités de l’ère dictatoriale. Et se veut intransigeant en matière de lutte contre la corruption. Comme l’était, du moins en paroles, le Ben Ali du 7 novembre 1987, qui a fait miroiter des lendemains qui chantent avant que le narcissisme et l’ivresse du pouvoir ne le fassent sombrer dans l’autoritarisme. À ceux qui s’inquiètent de son alliance avec les islamistes, Moncef Marzouki rétorque qu’il sera le président de tous les Tunisiens, qu’il veillera à la sauvegarde des libertés individuelles et qu’il privilégiera le dialogue et la concertation. Restera-t-il, à l’épreuve du pouvoir, fidèle aux principes qu’il a toujours défendus ? Seul l’avenir le dira.

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Abdelaziz Barrouhi, à Tunis

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