Tunisie : le vol en bande organisée du clan Ben Ali

Rendu public le 11 novembre, le rapport de la commission d’enquête tunisienne sur la corruption dresse une longue liste d’affaires impliquant l’ex-pouvoir. Et tente de démonter les rouages d’un système d’enrichissement familial à grande échelle.

Un des plus gros scandales : le chantier de la Cité de la Culture , à Tunis, toujours inachevé. © Ons Abid pour Jeune Afrique

Un des plus gros scandales : le chantier de la Cité de la Culture , à Tunis, toujours inachevé. © Ons Abid pour Jeune Afrique

Publié le 6 décembre 2011 Lecture : 10 minutes.

Un document historique, à un moment historique. Rendu public le 11 novembre, le rapport de la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation (CNICM) n’a pas dévié, malgré quelques lacunes, de l’engagement pris par ses membres il y a neuf mois : « Chercher la vérité, sans vindicte ni complaisance. » « Il est avéré que l’ancien président de la République et ses proches ont accaparé les secteurs sensibles de l’économie, écrivent-ils. Pour cela, l’ancien chef de l’État a confisqué le pouvoir de décision qui revient aux ministres et aux divers responsables. Les responsabilités se situent à tous les niveaux, du haut de la pyramide du pouvoir jusqu’en bas. […] Et la corruption s’est répandue dans les divers domaines et à tous les niveaux [de l’État]. »

Les rapporteurs ont ainsi déblayé le terrain, avant que la justice instruise les trois cents dossiers qui lui ont été remis, la moitié impliquant des membres de l’ex-clan présidentiel. Le diagnostic de la CNICM constitue aussi une importante contribution aux travaux de l’Assemblée constituante nouvellement élue qui ont démarré le 22 novembre, la nouvelle Constitution que celle-ci est chargée de rédiger devant marquer la vraie rupture avec l’ère Ben Ali.

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Pour mener à bien leur mission, les experts indépendants de la CNICM ont effectué des perquisitions dans les palais présidentiels, mettant la main sur une partie des documents et archives qui s’y trouvaient. Car si Ben Ali n’a pas eu le temps de faire disparaître les dossiers compromettants, ses collaborateurs ont disposé de plusieurs jours pour « nettoyer » leurs bureaux, y compris au palais de Carthage. Mais ce qu’ils ont laissé derrière eux constitue tout de même une mine d’informations. Ben Ali communiquait en effet avec ses conseillers par des mémos qu’il annotait lui-même pour dire oui ou non, modifier des chiffres ou faire des commentaires. À la lumière des exemples de cas de corruption cités dans le rapport, il faut se rendre à l’évidence : l’ex-raïs décidait de tout dans tous les dossiers.

Certaines interventions du Palais paraissent cocasses pour un chef d’État : réorientation d’un bachelier fils de ministre, autorisation d’exploitation d’une carrière, attribution d’une licence de vente de boissons alcoolisées. Mais, dans les deux derniers cas – le rapport ne le souligne pas –, l’enjeu est plus important. Les carrières, c’est parce que Belhassen Trabelsi, le frère de l’ex-première dame, Leïla Trabelsi, s’était lancé dans le ciment. L’alcool, c’était pour mieux contrôler un marché presque monopolisé par les membres des familles Ben Ali et Trabelsi, principaux intermédiaires sur tout le territoire. À lui seul, Imed Trabelsi, le neveu de Leïla, assurait au moins 20 % des ventes de bière dans le pays.

Comme pour l’alcool, les dossiers de corruption les plus explosifs sont le plus souvent en relation avec les propres intérêts de Ben Ali, de sa famille élargie (plus d’une centaine d’adultes) et de ses alliés et protégés. Les affaires les plus juteuses ont été réalisées lors de privatisations, ou de l’attribution de concessions et de marchés publics, ou encore à travers des opérations financières, bancaires et immobilières.

Abdelfattah Amor, Mr. Propre

Ils sont plus d’une douzaine de spécialistes multidisciplinaires à avoir abandonné leurs activités pour enquêter pendant neuf mois sur la corruption sous le règne de Ben Ali, avec pour mission d’identifier les rouages d’un système de prédation bien rodé. À leur tête, Abdelfattah Amor, 68 ans, professeur en droit public et ancien président du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Lorsqu’il a été désigné pour diriger la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation (CNICM), certains lui ont reproché d’avoir été décoré par Ben Ali pour son rôle au sein du système onusien, jusqu’au jour où ils l’ont vu étaler devant les caméras de télévision le trésor de l’ex-couple présidentiel dissimulé dans le palais privé de Sidi Bou Saïd. La même équipe a pris ensuite l’initiative d’aller exhumer la mine d’informations contenues dans les archives du palais de Carthage. Sans ces documents, on n’aurait probablement jamais pu confondre – et traduire en justice – les membres du clan de Ben Ali.

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Privatisations

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Dans les privatisations, l’intérêt du Trésor public n’a que rarement été pris en compte. Les procédures étaient menées de manière à permettre aux membres du clan et à certains hommes d’affaires d’acquérir des entreprises à des prix dérisoires, quitte à faire pression sur certains concurrents pour qu’ils se retirent.

Le clan avait par exemple fait main basse sur le secteur automobile. Belhassen Trabelsi s’était emparé de la concession Ford représentée par la société Autotractor, liquidée par Ben Ali, qui avait mis le fabricant américain devant le fait accompli. Ennakl, concessionnaire de Volkswagen, était dans la corbeille de mariage de Nesrine Ben Ali, la fille de l’ex-président. Son époux, Sakhr el-Materi, a pu l’acquérir à l’issue d’une parodie de privatisation pour un prix fixé par l’acheteur à 22 millions de dinars (11 millions d’euros). Halima, la fille cadette de Ben Ali, a apporté la société Stafim (Peugeot Tunisie) dans son panier de fiançailles avec Mehdi Belgaied, qui s’est retrouvé à la tête d’une entreprise dont les actionnaires publics ont été forcés de vendre leurs parts à un prix fixé d’avance et sur instruction expresse de la présidence.

Materi a par ailleurs acquis les 17 % détenus par Tunisair et une banque italienne dans le capital de la Banque du Sud juste avant sa privatisation et son acquisition par le tandem Attijari-Santander. Il avait payé l’action 5,6 dinars avant de la céder à 9 dinars. Mohamed Ben Ali, dernier-né de Leïla âgé de 6 ans, et Belhassen Trabelsi ont acquis 11,6 % de l’Union internationale de banques (UIB) que Tunisair leur a cédés en 2009, sur ordre de Ben Ali, à un cours inférieur à celui de la Bourse. Ces parts sont revendues moins d’un mois plus tard, permettant à la famille de dégager un bénéfice net de 6,7 millions de dinars, autant en moins pour le Trésor public.

Marchés publics et concessions

Contrairement aux dispositions légales qui lui donnent un pouvoir de décision en dernier ressort, la Commission supérieure des marchés publics en était réduite à examiner les dossiers et à rédiger un procès-verbal, lequel était soumis à Ben Ali, qui décidait, dans de nombreux cas, d’allouer le marché à qui il voulait.

L’un des marchés les plus scandaleux est celui de la construction à Tunis de la Cité de la culture (49 000 m² couverts), une opération de prestige ordonnée par l’ex-raïs. L’appel d’offres, lancé en 2005, est remporté par la compagnie chinoise Complant. Mais Ben Ali passe outre la décision de la Commission supérieure et octroie le marché à Geosan, une société tchèque, arrivée deuxième avec un coût de 70 millions de dinars. Les travaux, engagés en juin 2006, devaient s’achever en juillet 2008. Malgré trois avenants portant le coût à 74 millions de dinars et lui donnant des délais supplémentaires, le chantier est encore ouvert. La CNICM a saisi la justice.

Une autre affaire de marché public impliquant le consortium Pizzorno-Sovatram, et où apparaît le nom d’un ex-ministre français de la Défense désigné par les initiales F. L. [le seul ayant ces initiales est François Léotard, actionnaire de Pizzorno, NDLR], est citée par la CNICM. Pizzorno s’est vu octroyer en 2008 un contrat pour la gestion de la décharge de Jebel Chakir, au sud de Tunis, alors que son offre, 34 millions de dinars, arrivée troisième, était supérieure à l’offre adjudicataire (28 millions) présentée par un consortium tuniso-italien. Selon la CNICM, Pizzorno a décroché le contrat sur ordre de Ben Ali, qui considérait le consortium comme « un ami de la Tunisie ». « Il apparaît, écrit la CNICM, que F. L. a usé de sa notoriété et de ses relations avec les responsables tunisiens pour s’octroyer un avantage injustifié portant atteinte aux intérêts de l’État. » L’affaire de la décharge, dans laquelle le nom d’un ancien ministre de l’Environnement est également cité, est devant la justice depuis juin 2011.

Finance et banques

« Les institutions financières et la Banque centrale de Tunisie (BCT) étaient mobilisées au service des intérêts économiques appartenant à des membres de la famille de Ben Ali et à ses proches », souligne le rapport de la CNICM. Deux grands thèmes sont évoqués. Le premier est le recours à une loi de 1995 pour obtenir des banques qu’elles rééchelonnent et/ou effacent les dettes des entreprises présumées en difficulté, ce qui a le plus souvent profité à des sociétés appartenant au clan Ben Ali. Les exemples cités par la CNICM évoquent notamment le fils d’un ancien secrétaire-conseiller de l’ex-raïs, du groupe Inesfood, et la société Alpha International de Belhassen Trabelsi à propos d’impayés s’élevant à 130 millions de dinars. Le second thème est ce que la CNICM appelle la « mauvaise gestion » au sein de plusieurs banques de la place nommément citées qui accordaient aux membres du clan Ben Ali et à ses amis des crédits sans garanties suffisantes et au détriment de l’intérêt de leurs actionnaires. Le total des encours de la dette des membres du clan Ben Ali auprès de la seule Banque nationale agricole (BNA) avait atteint 323 millions de dinars.

La CNICM, estimant sans doute que cela relevait d’autres organismes de l’État, a choisi de ne pas évoquer les transactions qui ont eu lieu ces dernières années sur les actions de l’Union internationale de banques (UIB) et la Banque de Tunisie, dont Belhassen Trabelsi avait pris le contrôle avec des complicités remontant jusqu’au palais de Carthage. Pour la même raison, la CNICM ne s’est pas non plus saisie du cas des introductions sur le premier marché de la Bourse des actions de Carthage Cement, de Belhassen Trabelsi, et d’Ennakl, de Sakhr el-Materi, réalisées en violation des règles élémentaires du marché financier. Ces introductions avaient été approuvées par le Conseil du marché financier (CMF), alors que, dans les salons de Tunis, on criait au « casse du siècle ». Les transactions sur les banques et les accommodements du marché financier sont-ils encore des sujets tabous sur lesquels l’opacité doit être maintenue, ou s’agit-il seulement de laisser les poursuites judiciaires suivre leur cours dans la discrétion ?

Immobilier

Les plus « grosses » affaires citées par la CNICM sont celles réalisées par Ben Ali lui-même, qui a arnaqué pour ce faire l’armée tunisienne, ainsi que quelques-unes des opérations immobilières menées par Leïla et Sakhr el-Materi. Entre 1991 et 1993, Ben Ali a acquis en deux lots un domaine de l’État affecté au ministère de la Défense d’une superficie de 8 812 m2 et situé sur la colline de Sidi Bou Saïd avec vue panoramique sur le golfe de Tunis. Prix d’achat : 100 000 dinars, soit un peu plus… de 11 dinars (5,50 euros) le mètre carré. Pis : Ben Ali a exigé de l’armée qu’elle prélève sur son budget 4 millions de dinars pour financer l’aménagement de la colline et y bâtir une clinique privée pour lui et sa famille. Il s’est ensuite fait construire un palais, à cinq minutes en voiture du palais présidentiel de Carthage. Après sa fuite, le ministère de la Défense a porté plainte et demande réparations pour les dépenses engagées. Leïla, quant à elle, s’est offert un palais à la marina de Hammamet sur un terrain de 3 500 m2 acquis « presque gratuitement », et a fait régler les factures du chantier par la présidence.

Depuis 2006, Materi et son épouse Nesrine ont acquis pas moins de neuf terrains totalisant une centaine d’hectares à un prix moyen inférieur à 50 dinars le mètre carré, un montant dérisoire comparé à celui du marché pour de telles zones résidentielles.

Copains et coquins

Là où l’on avait institué des quotas d’importation ou d’exportation – leur domaine de prédilection –, c’est Ben Ali qui fixait la part de chaque bénéficiaire. Ainsi de l’importation automobile, où Belhassen Trabelsi, Sakhr el-Materi et Mehdi Belgaied tenaient le haut du pavé. Ainsi des exportations de ciment (vers la Libye). Il y avait aussi le transport des hydrocarbures, devenu une rente parmi d’autres, ou les importations de produits asiatiques, chasse gardée du clan, avec comme ténor Moncef Trabelsi, pour qui les ambassadeurs en poste dans ces pays se mettaient en quatre.

Le coût pour l’économie. Rongée par une telle gangrène, qui n’a pas non plus épargné la justice, la fiscalité et les services des douanes, l’économie a énormément souffert. Beaucoup d’argent sortait du circuit économique, soit pour être placé à l’étranger, soit pour être thésaurisé en Tunisie. Les fuites de capitaux en devises sont estimées par des sources bancaires à 10 milliards d’euros. Quant à la thésaurisation, l’exemple visible est le trésor saisi au palais de Sidi Bou Saïd : 42 millions de dinars en billets, une quantité énorme de bijoux en or et des pièces précieuses d’une valeur inestimable.

Il y avait bien une fuite de capitaux organisée, notamment en direction des pays du Golfe. L’argent était placé sous couvert de fonds d’investissement et revenait parfois en Tunisie sous la forme d’investissements directs étrangers (IDE) pour repartir avec des plus-values non taxées. Selon nos sources, Ben Ali avait quatre ou cinq fonds d’investissement à l’étranger. La CNICM a pour sa part mis la main dans son bureau sur des relevés d’un compte bancaire numéroté dans une banque du Moyen-Orient avec un dépôt de 27 millions de dollars.

Le coût d’une corruption d’une telle ampleur est estimé par la Banque mondiale à près de 2 % du PIB annuel, soit, pour la Tunisie, 1,2 milliard de dinars par an, ce qui fait 24 milliards en vingt ans. Ajouté à ce qui est volé, qui est du même ordre de grandeur, cela fait au total 48 milliards de dinars de manque à gagner durant le règne de Ben Ali. En outre, un point de croissance représentant 15 000 emplois par an, 600 000 emplois ont ainsi été perdus. Or il y a aujourd’hui en Tunisie quelque 700 000 chômeurs…x

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