Lu Shaye : « Les Africains sont contre l’ingérence, les Chinois aussi »

Le « Monsieur Afrique » de Pékin accorde sa première longue interview à la presse internationale. L’occasion de présenter la stratégie de son pays, mais surtout de répondre aux critiques des Occidentaux, qui dénoncent une « Chine prédatrice » et peu soucieuse des libertés sur le continent.

lors de l’entretien au ministère des Affaires étrangères, à Pékin, le 18 octobre. © DR

lors de l’entretien au ministère des Affaires étrangères, à Pékin, le 18 octobre. © DR

gouraud (1)

Publié le 1 décembre 2011 Lecture : 12 minutes.

Imposante bâtisse située sur l’une des principales artères de Pékin, l’immeuble du ministère chinois des Affaires étrangères fait face au siège, presque aussi imposant, de Sinopec, l’une des deux grandes compagnies pétrolières et gazières de Chine. Faut-il y voir un signe ? La politique étrangère de l’empire du Milieu n’est-elle pas principalement guidée par la nécessité d’assurer les approvisionnements énergétiques ?

De fait, au terme d’une inexorable poussée, la Chine est devenue en vingt ans le premier partenaire commercial de l’Afrique, devant les États-Unis et la France. De quelques centaines de millions en 1990, les échanges ont atteint 129 milliards de dollars (97 milliards d’euros) l’année dernière. Pékin a troqué ses habits d’idéologue pour revêtir ceux de commerçant. Le Palais des congrès de Yaoundé, le nouvel hôpital de Bangui, le Sénat à Libreville, le gazoduc du Mozambique, le barrage d’Imboulou, au Congo-Brazzaville, le grand théâtre de Dakar… Les raisons du succès sont manifestes. Non-ingérence, réciprocité des intérêts, aide sans conditionnalité, projets fournis clés en main… La recette fait des merveilles. Mais elle agace et inquiète, aussi.

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Cette féroce compétitivité est surtout guidée par un appétit insatiable en pétrole et s’accompagne d’une diplomatie peu regardante, dénoncent en cœur les Occidentaux, adeptes depuis peu de la bonne gouvernance et qui constatent, amers, une perte d’influence indexée sur les parts de marché.

Mardi 18 octobre, nous avons rendez-vous avec l’un des principaux décideurs de cette politique chinoise sur le continent. Lu Shaye, 47 ans, est à la fois directeur général du département Afrique du ministère et secrétaire général du Forum de coopération Afrique-Chine (Focac, conférence ministérielle qui se tient tous les trois ans et dont la dernière édition a eu lieu au Caire en 2009).

Un jeune diplomate nous attend à la porte principale du ministère, gardée par des militaires figés dans un impeccable garde-à-vous. Il nous fait pénétrer dans un monumental hall d’entrée décoré d’un relief représentant quelques œuvres emblématiques de la culture chinoise, avant de nous installer dans une élégante salle de réunion – le salon no A 0218 – située au rez-de-chaussée.

À 14 heures précises, Lu Shaye nous y rejoint escorté de deux de ses collaborateurs, qui ne desserreront pas les dents mais prendront beaucoup de notes au cours de l’entretien. Bien que parfaitement francophone, le haut diplomate préfère – par souci, dit-il, de précision – s’exprimer en chinois, quitte à reprendre, à deux ou trois reprises, son interprète.

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Lu Shaye [lire son portrait ici] se plie à l’exercice avec bonne volonté, précisant d’emblée qu’il acceptera de répondre à toutes les questions, y compris les plus gênantes ou les plus personnelles, et acceptant d’être enregistré – fait qui mérite d’être souligné. Plus surprenant encore de la part d’un haut dirigeant, il ne demande pas à relire l’entretien avant publication. Entre deux gorgées de thé vert, il s’offre à nos questions.

Jeune Afrique : Avec quels pays d’Afrique la Chine n’entretient-elle pas de relations ?

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Lu Shaye : Aujourd’hui, cinquante pays, y compris le Soudan du Sud, entretiennent des relations avec la République populaire de Chine. Seuls quatre pays n’en ont pas : le Swaziland, la Gambie, São Tomé e Príncipe et le Burkina.

En refusant d’avoir des relations avec ces quatre pays qui ont reconnu Taiwan, la Chine ne remet-elle pas en question le principe de non-ingérence ?

En ayant des relations avec Taiwan, ce sont ces pays qui s’ingèrent dans les affaires intérieures de la Chine. Selon le principe d’une seule Chine, nous ne pouvons pas avoir de rapports avec eux.

Peut-on encore parler de non-ingérence lorsque les relations avec la Chine deviennent un enjeu électoral majeur dans certains pays ? La Chine a par exemple menacé de se retirer de Zambie si le candidat Michael Sata était élu en 2006…

En effet, j’ai lu des reportages réalisés par des médias occidentaux. Ils ont vu une menace de retrait du pays sans en voir la cause. En 2006, le candidat Sata menaçait de renouer des relations avec Taiwan, la Chine a donc répondu que dans ce cas elle serait obligée de se retirer de Zambie. Ajoutons que Michael Sata est à présent le nouveau chef de l’État, après sa victoire en septembre dernier, et qu’il a renoncé lui-même à cette idée de relations avec Taiwan.

Laissez-moi vous rappeler ce que nous appelons « non-ingérence ». Tous les pays sont en principe souverains et égaux. En réalité, il est facile pour les grandes puissances de s’ingérer dans les affaires des pays pauvres, faibles, petits, et de les malmener. Voilà pourquoi elles fustigent le principe de non-ingérence.

On a accusé la Chine de maintenir des liens avec des autocraties africaines en fermant les yeux sur les droits de l’homme et la démocratie. Mais cette année on a vu des pays occidentaux disqualifier des régimes, ceux de Moubarak et de Ben Ali, par exemple, dont ils étaient pourtant les alliés. Ainsi en est-il de Kadhafi : il n’était pas l’allié de la Chine, en revanche il était l’ami de beaucoup de dirigeants occidentaux.

À propos de la Libye, lorsque les troubles ont éclaté, le principe de non-ingérence a empêché la Chine de prendre une position claire. Lors du vote de la résolution de l’ONU, en mars, elle n’a ni approuvé ni mis son veto. Qu’attendait-elle pour se déterminer ?

La Chine prend position selon sa propre appréciation des choses : nous considérons que c’est le peuple libyen qui doit décider de son avenir. La Chine n’a pas approuvé la résolution de l’ONU, car elle craignait qu’elle soit source d’abus de la part d’autres puissances qui auraient cherché à s’imposer en Libye. Ce genre de scénario était d’ailleurs sous-jacent dans le texte proposé. Nous n’avons pas mis notre veto pour autant, car cette résolution était parrainée par la Ligue arabe. Mais la Chine s’oppose toujours à l’ingérence dont font preuve certains pays, notamment au moyen de la force.

Ne devient-on pas finalement complice de gouvernements ayant des agissements criminels ? Certaines populations africaines attendent peut-être de la Chine qu’elle intervienne davantage face à leurs dirigeants.

Je pense que les pays africains ne souhaitent pas que l’on intervienne dans leurs affaires, que cela soit la Chine ou n’importe qui d’autre. Certes, et on l’a vu cette année lors des événements dans le monde arabe, il existe dans chaque pays des factions qui demandent une aide occidentale pour renverser des gouvernements. Mais une fois au pouvoir, ces factions-là ne souhaitent plus du tout que le monde extérieur s’ingère dans leurs affaires. Cette année, les Occidentaux ont subitement soutenu certaines d’entre elles alors qu’elles demandaient le changement depuis bien longtemps déjà. Aujourd’hui, les Occidentaux se targuent de soutenir les revendications des peuples d’Afrique du Nord, mais où étaient-ils avant ?

La Chine a-t-elle renoncé à apporter au monde un modèle de société ? Ses motivations sont-elles devenues exclusivement commerciales ?

Les relations entre la Chine et l’Afrique ne sont pas exclusivement commerciales, elles englobent des questions politiques, économiques, sociales et même culturelles. Il faut reconnaître cependant que notre diplomatie a beaucoup évolué ces cinquante dernières années. Dans les années 1950-1960, la Chine pensait que son modèle pouvait s’exporter en Afrique. Elle a donc accordé un soutien aux pays du continent dans leur quête d’indépendance ainsi qu’une aide économique unilatérale afin qu’ils réalisent des projets productifs tels que des sucreries, des usines de textile, des brasseries, et qu’ils mettent sur pied un système d’économie nationale.

Avec le lancement de la politique de réforme et d’ouverture, en 1979, le développement rapide de notre économie et le besoin en ressources naturelles, le commerce s’est accru rapidement. La Chine a mis en place un nouveau système où elle tient compte des besoins de ses partenaires et réalise des projets d’infrastructures en échange d’un accès aux matières premières. Les deux parties sont gagnantes dans cet échange. En dépit de l’attrait qu’exerce aujourd’hui le modèle chinois, nous ne pensons plus qu’il soit universel. Nous pensons désormais que chaque pays doit choisir son modèle de développement en suivant les conditions nationales et la tendance de l’époque.

Les investissements chinois en Afrique sont très concentrés sur quelques pays et secteurs. Contribuent-ils vraiment au développement du continent ?

Seuls les Occidentaux font ces remarques. Quand je rencontre des Africains, dirigeants, chercheurs, gens ordinaires, ils se montrent plutôt favorables à la coopération sino-africaine. Ils savent que les bénéfices apportés sont plus nombreux que les inconvénients. Vous évoquez notamment la concentration des investissements dans les pays riches en matières premières. Certes, mais tous les pays vont là où il y a des ressources naturelles.

Et la Chine n’a pas oublié pour autant les pays pauvres. Il n’existe pas un endroit en Afrique où la Chine n’ait pas investi et réalisé des projets. Nous avons même des projets aux Seychelles. Prenons aussi l’exemple du Sénégal, qui a peu de ressources naturelles. Après le rétablissement des relations diplomatiques entre Pékin et Dakar en 2005, nous y avons bâti le plus beau théâtre du continent africain, rénové le réseau électrique de la capitale, réaffecté onze stades régionaux. Nous avons aussi envoyé deux groupes d’agronomes pour aider à cultiver du riz et des légumes, ainsi qu’une équipe médicale. Voilà ce que nous avons fait en cinq ans ! Aucun autre partenaire n’en a fait autant. On peut aussi prendre le cas de la Centrafrique, qui n’a pas de ressources connues à part la forêt. Ces dernières années, nous y avons construit un stade et le plus gros hôpital de Bangui, entre autres.

On a beaucoup dénoncé les salaires et les conditions de travail sur vos chantiers en Afrique, ainsi que la concurrence déloyale faite aux entreprises africaines et occidentales.

La Chine est compétitive car elle propose des projets à bas prix. Ces conditions sont avantageuses pour les gouvernements africains. Cela peut-il porter préjudice aux entreprises locales ? Cette question commence à nous préoccuper, même si nous pensons que la concurrence chinoise peut, à moyen terme, aider les entreprises locales à devenir plus compétitives. Quant aux accusations à l’encontre des conditions de travail, elles sont injustes. Nul doute que les ouvriers chinois sont traités de façon plus dure que les occidentaux, car ils n’ont pas peur de travailler sans relâche pour nourrir leur famille. Ils travaillent en relais, afin que les projets avancent très vite.

C’est à ce prix que nos entreprises sont compétitives. Elles dépensent très peu d’argent pour la main-d’œuvre : 95 % des budgets sont affectés aux travaux, tandis que les sociétés occidentales en dépensent 80 % pour le confort de leurs équipes.

Malgré tout, les groupes chinois respectent le droit du travail et les minima salariaux dans les pays où ils sont implantés. Il se peut que certaines petites entités dérogent à la réglementation du travail, mais cela n’est pas le résultat d’une volonté politique. Ce sont des dérives individuelles que nous ne pouvons contrôler.

Par ailleurs, nos entreprises rémunèrent moins que celles des pays développés car leurs réalités nationales diffèrent. La Chine est encore un pays en développement. Reprenons le cas de la Zambie, où les employés des mines réclamaient une hausse de salaire. Ils gagnent près de 800 dollars par mois si l’on compte les primes, soit l’équivalent de 5 000 yuans. Ils demandaient à être augmentés de 400 dollars. En Chine, 5 000 yuans, c’est le salaire moyen à Shanghai, la ville la plus développée du pays, ou encore le salaire d’un col blanc. Pour un ouvrier du bâtiment à Shanghai, le salaire est plutôt de 2 000 yuans. Et si on ajoutait les 400 dollars revendiqués, on arrivait à mon salaire de diplomate ! Vous pensez vraiment que c’était réaliste ? Il est naturel d’améliorer les conditions des travailleurs dans le monde, mais tous les gouvernements doivent le faire en prenant en compte leurs conditions nationales. 

Autre accusation, on dit que des Chinois seraient à la tête de réseaux de prostitution, que le gouvernement envoie des détenus pour travailler sur les chantiers en Afrique…

Ces inquiétudes attirent toute mon attention mais sont infondées. Prenons la question de la prostitution : il y a peut-être des cas, mais ils ne reflètent pas la coopération sino-africaine. Ce sont des activités délictueuses dont des ressortissants de nombreux pays sont coupables. Quant aux détenus qui seraient envoyés en Afrique en cours de peine, c’est un mythe !

On reproche aussi au « made in China » d’être bon marché mais de mauvaise qualité…

Chacun sait que certains produits chinois exportés sont jolis mais pas durables. Il ne faut pas en conclure de façon simpliste que tous les produits chinois sont de mauvaise qualité, mais plutôt se demander pourquoi nous en sommes arrivés là. Les Africains ont un pouvoir d’achat encore très bas, et ils aiment les produits bon marché. Or le prix reflète bien la qualité… Les marchands africains veulent les produits les moins chers pour leurs clients, au détriment parfois de la qualité.

Le gouvernement chinois, qui accorde une grande importance à ces questions, a lancé une vaste campagne d’inspection de la qualité pour les produits d’exportation. Nous avons cependant besoin du soutien des États ces produits sont exportés. Or les douanes africaines et autres autorités gouvernementales ne sont pas assez efficaces et ne font pas toujours leur travail.

L’agriculture est en train de devenir une priorité pour la Chine en Afrique. Certains s’inquiètent de l’impact de vos investissements sur les structures agricoles locales, et donc sur la sécurité alimentaire.

L’objectif de la Chine est de contribuer à l’amélioration des rendements et de la sécurité alimentaire. La Chine n’a jamais pris un seul grain de céréale à l’Afrique ! Au Malawi, nous avons par exemple développé un projet cotonnier qui a permis d’assurer la survie de 50 000 familles. Au Sénégal, au Burkina, au Mali, nous avons des entreprises spécialisées dans les céréales.

Certains médias accusent les fermes chinoises d’occuper le marché local. Certes, elles sont très compétitives, mais elles répondent aux besoins alimentaires de la population locale. Les Occidentaux accusent aussi la Chine d’accaparer des terrains sur le continent ; c’est faux. Les pays occidentaux, eux, ont obtenu trente millions d’hectares, soit l’équivalent de la moitié de la superficie de la France. Ils ne se servent pas de ces terrains pour l’alimentation des Africains, mais pour produire des biocarburants. C’est le cas du Royaume-Uni, par exemple. La Chine ne fait pas de biocarburant. Notre coopération agricole repose sur trois points : la construction d’infrastructures, la formation du personnel et le renforcement technique, accompagné d’un transfert de technologie.

Les ventes chinoises d’armement demeurent opaques et on accuse Pékin d’inonder le marché africain d’armes légères. Le cas du cargo An Yue Jiang * accrédite ces accusations…

Le commerce d’armes entre la Chine et l’Afrique obéit à des logiques très transparentes et répond à trois critères : il doit favoriser l’augmentation des capacités d’autodéfense du pays bénéficiaire, ne pas porter atteinte à ce pays et répondre au principe de non-ingérence. Nous œuvrons donc avec une grande prudence. Toutes les exportations d’armes se font en conformité avec les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, la loi chinoise et les règlements internationaux. Nous demandons aux pays acheteurs de s’engager à nous fournir des certificats d’utilisation finale.

Le cas An Yue Jiang est simple : une vente normale d’armes est devenue un sujet de tapage à cause des Occidentaux. Ils cherchent à désorienter l’opinion publique. La Chine n’est pas responsable de la quantité importante d’armes légères que l’on trouve en Afrique. La plupart d’entre elles sont de fabrication occidentale. Les jeeps conduites par les rebelles libyens sont de marque Toyota ; avez-vous vu un seul véhicule chinois ?

Combien de Chinois résident en Afrique aujourd’hui ?

Nous n’avons pas de statistiques précises : il est très difficile de recenser les Chinois, car beaucoup ne se déclarent pas auprès de nos ambassades. Nous savons seulement qu’il y en avait 30 000 en Libye : en effet, nous avons dû tous les rapatrier cette année, avec l’aide de l’armée ! En dehors de ce cas, nous ne disposons d’aucun chiffre fiable.

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* En avril 2008, les dockers sud-africains du port de Durban refusent de décharger la cargaison du cargo An Yue Jiang, transportant des armes chinoises à destination du Zimbabwe. On craint en effet que celles-ci ne soient utilisées par Mugabe pour réprimer ses opposants à la suite d’élections contestées.

Propos recueillis à Pékin par Jean-Louis Gouraud avec Clara Arnaud

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