Mauritanie : la colère noire

Après avoir dénoncé les dérives du processus de recensement, les porte-parole de la communauté négro-mauritanienne revendiquent un meilleur partage des richesses et du pouvoir. Reportage.

Manifestation de Négro-Mauritaniens contre le recensement en août à Paris. © Justine Spiegel pour Jeune Afrique

Manifestation de Négro-Mauritaniens contre le recensement en août à Paris. © Justine Spiegel pour Jeune Afrique

Publié le 25 novembre 2011 Lecture : 8 minutes.

Les lunettes noires qui masquent son visage et le ton monocorde de sa voix ne laissent rien deviner de la colère qui le ronge. À l’évidence, Moussa Abdoul Mangane, un homme discret et pudique de 38 ans, n’est pas né pour jouer les tribuns. S’il est devenu, depuis quelques semaines, l’une des figures de la contestation contre ce que tout le monde ou presque en Mauritanie appelle à tort « le recensement » – il s’agit en fait d’un enrôlement –, c’est parce que son fils aîné est pour l’heure l’unique victime des manifestations qui ont embrasé le pays à la fin du mois de septembre.

C’était le 27, un mardi, à Maghama, petite cité du Sud nichée dans la fertile vallée du fleuve Sénégal. Au deuxième jour d’une grève improvisée contre « le recensement », une centaine de jeunes s’apprêtaient à attaquer la gendarmerie lorsque Lamine Mangane a été atteint d’une balle à la poitrine. Le tir provenait de la gendarmerie. Il avait 16 ans.

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Le feu couve

Paradoxalement, la Mauritanie a depuis retrouvé un semblant de paix. Les manifestations, nombreuses en juillet, août et septembre, sont plus rares. Mais le feu couve. « On n’a pas dit notre dernier mot », affirme Abdoul Birane Wane, porte-parole de Touche pas à ma nationalité (TPMN). Ce collectif, essentiellement constitué de jeunes Négro-Mauritaniens, est né à peu près en même temps que le processus d’enrôlement, qui a débuté au début du mois de mai. À la différence d’un recensement, au cours duquel des agents quadrillent le pays pour comptabiliser le nombre d’habitants, cet enrôlement oblige les Mauritaniens à se déplacer dans l’un des 54 centres implantés à travers le territoire. À charge pour eux de payer le transport et de fournir les documents prouvant leur « mauritanité ».

Mais pour le collectif, qui réclame « la fin de ce recensement discriminatoire », là n’est pas le plus grave. Ses membres dénoncent, entre autres, la sous-représentativité des Négro-Mauritaniens au sein des différentes commissions (1 seul d’entre eux, sur 12 membres, siège au comité de pilotage, et 4 commissions départementales sur 54 sont présidées par des Noirs). Ils parlent également de « questions humiliantes » et d’innombrables difficultés qui seraient faites aux seuls Négro-Mauritaniens.

Questions humiliantes

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Mamadou Hamidou Sarr, 51 ans, a tenté de se faire enrôler le 4 août. En guise d’accueil, ce père de sept enfants né à Nouakchott et originaire du Brakna, une région limitrophe du Sénégal, a été mitraillé de questions et de commentaires déplaisants. « On m’a demandé si je parlais arabe. J’ai dit non. On m’a dit : “Comment ! Tu es mauritanien et tu ne parles pas arabe ?” » Finalement, bien qu’il ait été formellement reconnu par un membre de la commission, un notable de son quartier, on lui a demandé de revenir s’inscrire avec son frère, un gendarme.

Pour TPMN, tout cela n’est pas fortuit : « Tout est fait pour que les Négro-Mauritaniens ne puissent pas s’inscrire et pour faire perdurer le mythe selon lequel les Maures blancs seraient plus nombreux. » Fatimata Mbaye, présidente de l’Association mauritanienne des droits de l’homme (AMDH), parle de « trajectoire à l’ivoirienne » et dénonce un complot visant à vider le pays d’une partie de ses habitants noirs. Pour Ibrahima Moctar Sarr, président d’Alliance pour la justice et la démocratie/Mouvement pour la rénovation (AJD/MR), un des principaux partis à dominante négro-mauritanienne et membre de la majorité présidentielle, il y a derrière cet enrôlement « des intentions non avouées ».

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À l’Agence nationale du registre des populations et des titres sécurisés (ANRPTS), on jure ses grands dieux qu’il n’en est rien. À Nouakchott, on l’appelle « l’agence », parce que personne n’arrive à retenir son nom. Créée pour mener à bien l’enrôlement, elle est pourtant au centre de toutes les polémiques. En théorie, elle dépend du ministère de l’Intérieur, mais son directeur, Mohamed Fadel Ould el-Hadrami, ne rend de comptes qu’au président, Mohamed Ould Abdelaziz, dont il est un proche. La nomination de Hadrami – « un commerçant qui n’a jamais œuvré dans l’administration », grognent ses détracteurs – a surpris. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas un grand commis de l’État », ironise un membre de la majorité.

Peut-être, mais il faut lui reconnaître une qualité : Hadrami sait vendre son produit. Dans son bureau, entouré de deux de ses collaborateurs, il nie fermement toutes les accusations et enrobe son discours de phrases bien senties – « Nous sommes un pays multiracial et nous en sommes fiers » ; « Il n’y a aucun problème de racisme en Mauritanie. » Il ne reconnaît aucun déficit en communication, mais il admet que, depuis les violences, un gros effort a été effectué sur ce point. Il nie que des enquêteurs aient pu demander à des candidats à l’enrôlement de réciter des versets du Coran, puis il s’emporte : « Et même si ça a été demandé, en quoi est-ce un problème ? Nous sommes un pays à 100 % musulman ! » L’objectif de l’enrôlement – fiabiliser l’état civil et définir une bonne fois pour toutes qui est mauritanien et qui ne l’est pas – est vital selon lui. « Il s’agit d’une question de sécurité nationale. Aujourd’hui, des Colombiens, des Pakistanais, n’importe qui a un passeport mauritanien. Même les terroristes. »

Son adjoint promet pour sa part que personne ne sera oublié. « Depuis le mois de mai, nous avons enrôlé 150 000 personnes, sur une population nationale estimée à 3,5 millions d’habitants. Nous prenons notre temps. » Sa propre tante, assure ce Maure blanc, a été réorientée. « On lui a conseillé d’aller dans son village, au nord du pays. Elle m’a appelé pour se plaindre. Je lui ai dit que je ne pouvais rien faire et que le mieux était qu’elle se rende dans son village. » Les cas de Maures blancs refoulés sont légion – « mais nous, on ne fait pas de bruit », glisse l’un d’eux. À l’inverse, de nombreux Négro-Mauritaniens n’ont rencontré aucune difficulté. C’est le cas de Sada. Ce jeune militant des droits de l’homme a participé aux premières manifestations de TPMN en juillet. Puis il a profité des vacances pour rentrer au village et s’enrôler. « Là-bas, dit-il, tout se passe bien. Les gens se connaissent. On ne m’a posé aucune question. » Aujourd’hui, il voit d’un autre œil les revendications de TPMN. « Certains jeunes sont peut-être manipulés… Mais tout cela est le fruit d’un malaise plus profond. »

« Le problème, ce n’est pas le recensement, ose Mamadou Kane, une des figures historiques du combat négro-mauritanien, membre du Collectif des victimes des répressions de 1986-1991 (Covire). Le problème, c’est que les Négro-Mauritaniens sont excédés. Il y a un trop-plein de frustrations accumulées depuis des années. Le pouvoir est toujours exercé par les Maures blancs. Et la jeunesse ne l’accepte plus. » La mue de TPMN observée en octobre en est la preuve. Aujourd’hui, le collectif a élargi la base de ses revendications. L’enrôlement est devenu secondaire dans ses déclarations. Désormais, ses membres réclament le partage des richesses et du pouvoir, l’égalité des chances, le règlement des litiges fonciers, la fin de l’esclavage… Et la rhétorique d’Abdoul Birane Wane est déjà bien rodée : « Ce pays compte huit banques privées, toutes appartiennent à une seule communauté [les Maures blancs, NDLR]. Sur 13 gouverneurs, seuls 3 sont noirs. On compte 1 ministre noir sur 5. Sur 44 ambassadeurs ou consuls, 5 sont noirs. Sur 95 députés, 15 sont noirs… »

On aurait pu penser que l’élection d’Abdelaziz – une victoire en partie due aux voix de la communauté négro-mauritanienne –, il y a deux ans, allait changer la donne. Ibrahima Sarr, de l’AJD/MR, rappelle qu’en 2009 il fut le premier président à lever le tabou des « années de braise » (plus de 60 000 Négro-Mauritaniens expulsés du pays entre 1989 et 1991, et des dizaines d’exécutions extrajudiciaires, sous le régime de Maaouiya Ould Taya). Lors d’une prière historique à Kaédi, en mars 2009, il avait reconnu « l’affliction causée à des dizaines de familles par l’ignorance et la barbarie de l’homme ». C’est aussi sous sa présidence que près de 21 000 réfugiés qui se trouvaient au Sénégal ont été aidés à rentrer au pays ces trois dernières années. C’est lui, enfin, qui a mis en œuvre l’indemnisation des veuves des militaires disparus durant les « années de braise ».

Préjugés

Mais pour nombre de Mauritaniens, qu’ils soient noirs ou (plus rarement) blancs, tout cela est au mieux trop lent, au pire de la poudre aux yeux. « Le président est prisonnier d’un système, celui d’Ould Taya, dont il est lui-même issu. Ce n’est pas simple de s’en démarquer », analyse un membre de sa majorité. Les Mauritaniens eux-mêmes – hormis l’intelligentsia – ont bien du mal à se débarrasser de leurs préjugés. « Nous avons deux populations qui ne se comprennent pas », analyse Fatimata Mbaye. « Aujourd’hui, quand je vois un Noir, je me demande s’il est sénégalais ou malien. C’est un réflexe », reconnaît un collaborateur de Hadrami à « l’agence ».

Certes, dans les taxis, il n’est pas rare d’entendre un Blanc et un Noir critiquer l’enrôlement en toute fraternité. Mais il suffit de tendre l’oreille, dans la rue, pour capter ici ou là des bribes de rancœur mal contenue. La rumeur, omniprésente en Mauritanie, dit que, le jour où Lamine Mangane est mort, les Maures blancs de la ville étaient tous armés, au cas où. Elle insiste aussi sur le fait que le commandant de la brigade qui a donné l’ordre à ses hommes de tirer à balles réelles est un Blanc. À l’inverse, elle véhicule l’idée que les manifestants de ces derniers mois sont tous des étrangers qui ont peur de se voir retirer leurs faux papiers.

Dans le sud du pays, majoritairement habité par des Négro-Mauritaniens, cette rancœur est palpable. Rares sont les rapatriés satisfaits. « On nous avait promis notre réintégration dans la fonction publique, ou tout du moins une indemnisation. On ne voit rien venir », se désole un ancien policier expulsé en 1989 et lassé de vivre dans le dénuement du camp de Rosso Lycée, à deux pas de la frontière sénégalaise. « Beaucoup d’entre nous regrettent d’être rentrés. J’en fais partie. » Partout dans le pays bruissent ces histoires de rapatriés qui, une fois rentrés, ont voulu récupérer les terres qu’ils cultivaient auparavant et qui sont aujourd’hui occupées (souvent par des Maures blancs), et ont fini en prison. « Le problème est délicat, explique un proche du président. Si on rend ces terres, que fait-on de ceux qui les occupent depuis vingt ans ? »

« Pour l’administration, sur cette question, note un député issu de la majorité, il est urgent de ne pas agir. Moi, je pense le contraire. Ces problèmes fonciers sont autant de bombes à retardement. » Un habitant de Maghama rappelle que les jours précédant la mort du jeune Mangane un conflit avait opposé des rapatriés de la ville à des Maures blancs. Les premiers voulaient récupérer leurs terres, occupées par les seconds. « Il y a eu une bagarre entre les deux familles, raconte un enseignant. La famille de rapatriés a été arrêtée et incarcérée à la prison de Kaédi. L’autre continue d’exploiter le terrain. C’est ça, surtout, qui a mis le feu aux poudres. »

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