Tunisie : Kasserine, ville oubliée de la révolution

Chômage, pauvreté, insécurité… Neuf mois après la chute du régime Ben Ali, la population de l’un des berceaux de la révolution n’a pas le cœur à la fête. Et commence à perdre patience, malgré les efforts financiers du gouvernement et les promesses des partis politiques. Reportage sur place, quelques jours avant les élections qui ont eu lieu le 23 octobre.

La très polluante usine de cellulose de Kasserine. © Nicolas Fauqué/Jeune Afrique

La très polluante usine de cellulose de Kasserine. © Nicolas Fauqué/Jeune Afrique

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Publié le 31 octobre 2011 Lecture : 7 minutes.

Chef-lieu du gouvernorat du même nom dans l’Ouest tunisien, Kasserine pourrait être une charmante bourgade de province. Aux abords de la ville, vergers et oliviers s’étendent à perte de vue, et de splendides ruines antiques témoignent d’un glorieux passé. Pourtant, si Kasserine est célèbre, c’est surtout pour le lourd tribut payé à la révolution. Minée par le chômage, abandonnée des pouvoirs publics, sa population s’est soulevée les 8 et 9 janvier. Réprimées dans le sang, les émeutes ont fait près de 50 morts et 500 blessés.

Neuf mois après, l’ombre des martyrs plane encore sur la ville. Leurs noms ont été gravés sur un modeste monument, sur la place centrale, et les habitants semblent revivre sans cesse ces scènes de guérilla urbaine, où des snipers tiraient sur la foule depuis les toits. Difficile de l’oublier, dans une localité où près de 84 bâtiments ont brûlé en un seul après-midi et où les murs calcinés, tagués de « mort à la police ! » ou de « dégage ! », n’ont été ni repeints ni reconstruits.

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Dans un café du centre, trois jeunes sont assis. Ils partagent une bouteille de Coca et tuent le temps en fumant des cigarettes. Au mot « révolution », ils répondent par un soupir. « Pour nous, rien n’a changé. La situation a même empiré : le chômage s’est aggravé, aucun investissement n’a été fait, et le peu qu’on avait a été détruit », se désole Mohamed, 28 ans et diplômé de physique. Comme la plupart de ses amis, il n’a jamais eu de travail stable et vit d’expédients. « Certains vendent des légumes, d’autres vivent de la contrebande avec l’Algérie, qui n’est qu’à 70 km. On revend de l’essence, de la drogue ou des produits alimentaires. Finalement, Bouteflika a fait plus pour nous que n’importe quel gouvernement tunisien », s’emporte, amer, Nacer, 30 ans.

Ici, la révolution n’a pas été fêtée. Aucune effusion de joie n’a suivi la chute de Ben Ali et l’avènement d’une liberté nouvelle. « La liberté, la liberté ! Elle n’a jamais nourri son homme », maugrée Mohamed. Il est vrai qu’en huit mois quelques ministres sont venus, des promesses ont été faites, mais aucun programme concret n’a été lancé.

Insécurité

Le gouvernorat de Kasserine est le plus déshérité des vingt-quatre préfectures du pays. Le taux de chômage des jeunes y atteint 40 % (pour une moyenne nationale de 23,3 %). Ici, 13 % de la population – un taux quatre fois supérieur à la moyenne nationale – vit avec moins de 400 dinars par an (206 euros). Dans cette ville d’un peu moins de 100 000 habitants, le tissu économique est plus que maigre. En dehors des activités agricoles et de quelques commerces, on ne trouve qu’une usine de cellulose. On la devine de loin à l’épais nuage de fumée toxique qui obscurcit le ciel. En cinq ans, elle a fermé cinq unités sur sept et n’emploie plus que quatre cents personnes à temps plein. Difficile par ailleurs d’imaginer que des investisseurs aient envie de s’installer dans une région qui manque du strict minimum. Les infrastructures sont défaillantes, l’éclairage public quasi inexistant. En dehors de la route principale, qui est goudronnée, les rues sont des pistes poussiéreuses qui se transforment en ruisseaux les jours de grandes pluies. Et la sécurité n’est guère assurée. Depuis la révolution, la criminalité a sensiblement augmenté. La faute aux anciens détenus libérés, à la frontière devenue une passoire ou aux forces contre-révolutionnaires ? Nul ne peut le dire exactement. Mais personne ne nie que la situation est tendue.

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« La population a beaucoup d’attentes et s’impatiente. Il suffit d’une rumeur, d’une étincelle pour que la situation dégénère », confie le gouverneur, Béchir Bédoui. Ce militaire de carrière a pris ses fonctions en août après que ses deux prédécesseurs ont été « dégagés » par la population. En un mois et demi, il a dû faire face à une grève de la faim des diplômés-chômeurs, à cinq tentatives de suicide et à un appel à la grève générale. Il sait que la jeunesse désœuvrée n’a rien à perdre et que les comportements se sont nettement radicalisés. « Les gens pensent que l’on fait de la politique en usant du chantage et des appels au suicide », se désole-t-il. Pour atteindre son bureau, il faut fendre une foule de personnes venues demander une aide financière, un travail ou un logement. « J’ai entendu qu’on pouvait obtenir un appartement », explique une vieille femme qui patiente depuis des heures.

Bonjour tristesse

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Pour calmer le jeu et surtout assurer le bon déroulement des élections du 23 octobre, le gouverneur a lancé ce qu’il appelle « les chantiers ». Plus de 12 000 personnes ont été recrutées pour des travaux d’intérêt général rémunérés 120 dinars par mois. Ici, ce sont trois femmes qui, à l’aide d’un vieux balai et d’un bout de carton, ramassent des mégots de cigarette. Là, ce sont deux hommes occupés à arracher les mauvaises herbes. Un moyen d’acheter la paix sociale, laisse entendre le gouverneur. « Du chômage déguisé ! » répond Mohsen Bouthouri, secrétaire régional d’Ennahdha. Le militant islamiste ne cache pas sa colère contre l’administration. « Ici, rien n’a changé, c’est toujours la même mafia qui est aux commandes. On dit que le gouvernement a alloué une enveloppe de 139,5 millions de dinars à la région. Mais qu’a-t-on fait depuis huit mois ? Où est l’argent ? Où sont les investissements ? » s’emporte-t-il.

Même si la sécurité est rétablie, les élections risquent de prendre des airs de rendez-vous manqué. Car quand on leur demande s’ils savent sur quoi porte le scrutin, la plupart des Kasserinois répondent par la négative. Quant à la politique, ça fait longtemps qu’ils n’y croient plus. « Sans dignité ni travail, nous ne pouvons pas être des citoyens. Les élections sont un jeu, et les partis sont des profiteurs. On ne connaît rien à la politique, on veut juste manger », explique une jeune femme voilée. « Construisez des usines et on ira voter ! » ajoute Saihi Sadak. À 38 ans, ce titulaire d’une maîtrise de français est l’un des meneurs de la grève de la faim des diplômés-chômeurs qui campent devant l’antenne du ministère de l’Enseignement. Après avoir appris que des journalistes étaient présents dans la ville, un attroupement s’est constitué autour de l’homme, qui s’est improvisé porte-parole. « À Tunis, on nous voit comme des voyous, des bons à rien. L’élite n’a aucune idée de ce qu’on endure. Au début, quelques journalistes étrangers sont venus, mais plus rien depuis des mois. Quant aux médias nationaux, ils ne savent même pas qu’on existe. » Un discours qui soulève des cris d’approbation.

Malgré cette atmosphère bouillonnante, les partis affichaient une confiance sans faille. Plus de cinquante listes devaient être présentées dans la ville. « Nous avons organisé un meeting avec près de 1 200 personnes. Néjib Chebbi lui-même est venu deux fois dans la région. Les gens ont confiance en nous parce que nous ne sommes pas des corrompus de l’ancien système. Cela fait dix ans que j’organise des manifestations », explique l’avocat et tête de liste du Parti démocrate progressiste (PDP), Neji Gharsalli. À Kasserine, il est connu de tous, et, comme beaucoup de candidats, il a un solide réseau local. Au PDP, l’opération « Tunisiens volontaires » permet de recruter des militants pour faire du porte-à-porte et aller à la rencontre de la population. « Les Kasserinois votent plus pour des gens que pour des partis », explique Neji.

Incrédulité

Ennahdha met aussi en avant son opposition à l’ancienne dictature. « Tout le monde sait que nous avons été réprimés, méprisés par le système, et la clandestinité n’a pas rompu notre lien avec la population », souligne Bouthouri. Un discours auquel la population est loin d’être insensible. Pratiquant un islam traditionnel, peu ouverts aux idées extrémistes, les Kasserinois voient surtout dans Ennahdha une chance de renouveau et de rigueur morale. « Nous ne cherchons pas à convaincre avec un propos religieux. Ici, les gens ont besoin qu’on leur parle concrètement et qu’on leur donne des perspectives d’avenir », explique Bouthouri.

S’il y a un point sur lequel les partis s’entendent, c’est le diagnostic. « Notre région est riche, mais sous-exploitée. Ses terres sont fertiles et nous avons beaucoup d’eau. Nous pourrions extraire le marbre disponible à profusion ainsi que les richesses du sol », rappelle Bouthouri, tout en reconnaissant que cela prendra du temps. Du côté du Mouvement des patriotes démocrates (Mopad), représenté par l’avocat Mohamed Rhimi, on plaide pour un plan Marshall. « Nous savons très bien qu’il y a urgence, mais nous n’avons pas de baguette magique. On essaie d’expliquer aux citoyens qu’il faut être patient, mais ils ont du mal à l’accepter », déplore Rhimi.

À Kasserine, la révolution n’a pas seulement fait tomber le mur de la peur. Elle a rendu toute patience insupportable et fait exploser en quelques semaines une frustration contenue durant des dizaines d’années. Prêt à tout pour se faire entendre, un groupe de jeunes nous aborde pour nous annoncer le suicide d’une famille le lendemain. Vain et triste appel au secours que Saihi Sadak résume par cette phrase de Che Guevara : « Si j’avance suivez-moi, si je m’arrête poussez-moi, si je recule tuez-moi. » 

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