Côte d’Ivoire : Sifca, une stratégie bien huilée

Touché au cœur durant la crise postélectorale, le premier groupe privé de la Côte d’Ivoire panse ses plaies. Mais pas seulement. Le voilà qui, déjà, réamorce sa stratégie de croissance en Afrique de l’Ouest, notamment dans l’hévéa et le palmier à huile.

Publié le 13 septembre 2011 Lecture : 6 minutes.

L’entreprise agro-industrielle a payé un lourd tribut. Dans le document annuel, son président, Jean-Louis Billon, rend hommage aux vingt-quatre personnes, travailleurs et habitants des plantations, disparues à Abidjan, Toupah et Irobo, victimes des militaires et miliciens pro-Gbagbo. Parmi elles, Raoul Adéossi, un cadre béninois rattaché à la direction ; Chelliah Pandian, un Malaisien qui avait supervisé la construction de la toute nouvelle raffinerie Sania à Abidjan ; et, surtout, Yves Lambelin, l’ancien directeur général, qui avait consacré trente-trois années de sa vie au groupe. Les trois hommes, enlevés le 4 avril au Novotel d’Abidjan, y avaient installé leur quartier général au plus fort des combats. « Yves s’est battu jusqu’au bout pour maintenir les activités », témoigne, encore ému, Bertrand Vignes. « Il ne voulait pas mettre au chômage technique les 25 000 salariés et 60 000 planteurs. »

Bertrand Vignes, en première ligne

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Auparavant à la tête de Palmci (depuis 2009), Bertrand Vignes a pris la direction générale de Sifca en mars dernier. Cet ancien du groupe Michelin a connu un véritable baptême du feu : lors de l’enlèvement de trois cadres de Sifca, le 4 avril à Abidjan, il est en mission au Nigeria et ne peut rentrer en Côte d’Ivoire en raison de la fermeture des frontières. Il va alors mettre en place une cellule de crise coordonnée par deux filiales du groupe, au Ghana et en France. Objectifs : sécuriser les sites industriels et le personnel, et évacuer les cadres encore en poste à Abidjan avec l’avion du groupe – mission accomplie dès la prise de l’aéroport par les soldats français. Sur toutes les plantations, il établit en outre une chaîne de communication pour informer heure par heure les employés des derniers développements. Le siège de Sifca à Abidjan rouvre le 21 avril. Première action de Bertrand Vignes : « Mettre en place une cellule d’écoute pour les salariés », explique-t-il. P.A.

Lorsque la crise postélectorale éclate, en décembre 2010, les dirigeants pressentent l’escalade de la violence. Ils décident alors d’accélérer les exportations de caoutchouc et de faire des réserves de carburant pour continuer à faire tourner les usines. Bien anticipé ! Deux mois plus tard, un embargo commence à se mettre en place sur les ports du pays. Et en mars, le secteur bancaire est complètement paralysé. Là encore, la direction trouve la parade. Elle répartit entre les différentes sociétés du groupe les recettes en cash générées par les ventes locales de sucre et d’huile, car Sifca a besoin de liquide pour payer les salaires de ses employés. Alors que les hostilités battent leur plein début avril, les usines tournent encore, même si les cuves des raffineries d’huile de palme sont pleines…

Perturbations

« Nous avons réussi à sauver les productions de sucre et de caoutchouc, indique Bertrand Vignes. Mais nous avons finalement perdu 30 000 tonnes d’huile de palme. » Avec la montée en puissance des nouvelles plantations, Sifca produira cette saison 88 000 t de sucre (+ 14 000 t par rapport à 2010), 260 000 t d’huile de palme (+ 19 000 t) et 140 000 t de caoutchouc sec (+ 12 000 t). Comme les cours internationaux du caoutchouc et de l’huile de palme sont bons, le groupe ne devrait finalement pas trop pâtir de la crise, du moins en matière de résultats.

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Mais la reprise des activités a tout de même été perturbée. Après la chute de Laurent Gbagbo, le 11 avril, Sifca a mis plusieurs semaines à organiser le retour des cadres sur le terrain. Il a fallu notamment sécuriser le travail dans les plantations. Sur les sites se trouvant le long de la frontière avec le Liberia, le groupe a obtenu l’aide des forces onusiennes pour ne pas être exposé à la vengeance des miliciens.

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Les premières exportations ont repris début mai, avec le retour des premiers bateaux. Cela a permis de désengorger les huileries et de reprendre le raffinage. Jean-Louis Billon s’est alors envolé pour Singapour, où s’est tenu un conseil d’administration extraordinaire. Il a annoncé à ses partenaires asiatiques, les groupes Olam et Wilmar, le très probable décès des cadres du groupe, et passé en revue la situation politique et sécuritaire. On a aussi fait le point sur la réorganisation des activités et sur les différents projets d’investissements. Enfin, Jean-Louis Billon a retrouvé la présidence du conseil d’administration, qu’il avait laissée en novembre à Yves Lambelin.

« Le décès d’Yves n’a pas modifié l’actionnariat du groupe, indique Billon. Ses deux fils adoptifs, Alassane et Ben Doumbia, à la tête d’Immoriv [qui détient 21,1 % des parts de Sifca, NDLR], restent les partenaires de Parme Investissement [44 %], dont les titres sont détenus par ma famille. Ensemble, nous sommes majoritaires dans le groupe. Ce sont Yves et mon père, Pierre Billon, qui ont monté cette architecture. Si une famille souhaite se désengager, elle doit proposer en priorité ses actions à son partenaire historique. »

Pas de changement attendu, non plus, chez les autres partenaires. Le français Michelin reste l’associé exclusif sur le caoutchouc. Olam et Wilmar poursuivent leur implication dans la production et la commercialisation d’huile de palme. Ces alliances permettent au groupe d’améliorer sa productivité et de sécuriser ses débouchés (Michelin achète 50 % de la production de caoutchouc). Sur le terrain, les techniciens des groupes partenaires transmettent leurs méthodes de travail pour améliorer la compétitivité des exploitations et la stratégie commerciale.

 

Ghana, Liberia, Nigeria…

Tirant les enseignements de la crise, les différents partenaires ont décidé de renforcer leur stratégie de développement. « La Côte d’Ivoire pèse 85 % du chiffre d’affaires, précise Bertrand Vignes. Notre ambition est de parvenir à un meilleur équilibre géographique en confortant notre implantation régionale. » Ainsi, la filiale Ghana Rubber Estates poursuit le renouvellement de ses anciennes plantations d’hévéas, tout en cherchant à acquérir de nouvelles terres. Elle encourage aussi les planteurs villageois à produire plus.

Au Liberia, Sifca a répondu à l’appel de la présidente, Ellen Johnson-Sirleaf, qui a initié une politique de revitalisation des productions agricoles. Dans l’hévéa, sa filiale locale Cavalla Rubber Corporation (CRC) a ajouté 22 000 hectares de concessions aux 8 000 qu’elle exploitait déjà en leasing. Quelque 5 000 ha de plus seront consacrés aux plantations villageoises. La concession signée avec le gouvernement libérien sur cinquante ans concerne la région du Maryland, près de la frontière ivoirienne. CRC s’engage à y construire une usine de caoutchouc et à investir plus de 25 millions d’euros au cours des dix prochaines années. Dans la même région, le groupe a décroché une concession de palmiers à huile. Sa filiale Maryland Oil Palm récupère ainsi la gestion de l’huilerie et des 8 800 ha de palmiers auparavant gérés par la société d’État Decoris Oil Palm, mais qui avaient été pour l’essentiel laissés à l’abandon.

Au Nigeria, Rubber Estates Nigeria accroît ses surfaces hévéicoles et développe les plantations villageoises. L’activité industrielle est désormais concentrée sur une seule usine, à Araromi (État d’Ondo), entièrement modernisée. « Nous cherchons des terres pour nous lancer dans la filière du palmier à huile, précise Bertrand Vignes. Le marché est là, puisque le pays importe 500 000 t d’huile chaque année. » Cela correspond à un autre objectif : atteindre une meilleure répartition entre les activités huile de palme et caoutchouc (voir infographie ci-contre).

Héritage

À plus long terme, Sifca pourrait s’intéresser à d’autres pays de la sous-région. Spécialiste des oléagineux, le groupe étudie aussi la possibilité de lancer de nouvelles filières comme l’arachide, le jatropha ou le tournesol, mais s’est désengagé de l’huile de coton, afin de ne pas être tributaire des égreneurs qui négocient chaque année le prix de leur graine. Seul facteur limitant : le foncier.

Sur la filière sucre, pas de développement spectaculaire à attendre. La stratégie est essentiellement nationale, après l’achoppement des discussions avec Somdiaa et Castel, aujourd’hui associés. « Nous allons simplement renouveler un appareil productif vieillissant », précise Bertrand Vignes. Olam, Wilmar ou un autre partenaire pourrait les y aider. Les acteurs économiques demandent aux nouvelles autorités de veiller à ce que les importations frauduleuses de sucre, passant par les frontières poreuses du Nord, ne reprennent pas de plus belle. « Yves nous laisse un héritage plein de promesses et de potentiel, conclut Jean-Louis Billon. Sifca continuera sur cette voie si bien tracée. »

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