Union Africaine : Tripoli vaut bien une messe

Kadhafi n’était pas là, mais ses pairs n’ont parlé que de lui lors de la 17e Conférence des chefs d’État du continent, les 30 juin et 1er juillet. L’adoption d’un plan de sortie de crise en Libye était au cœur des travaux. Récit de débats mouvementés.

Les chefs d’Etat africains réunit pour le 17ème sommet de l’Union africaine. © AFP

Les chefs d’Etat africains réunit pour le 17ème sommet de l’Union africaine. © AFP

Publié le 5 juillet 2011 Lecture : 7 minutes.

« Qu’il soit présent ou absent, Kadhafi nous aura empoisonné l’existence au cours de tous les sommets. » Cette phrase d’un haut fonctionnaire de l’Union africaine (UA) illustre à quel point la question libyenne a dominé les débats de la 17e Conférence des chefs d’État, les 30 juin et 1er juillet à Malabo (Guinée équatoriale). Depuis plus de vingt ans, le « Guide » de la Jamahiriya libyenne, acteur assidu des grands-messes panafricaines, s’est toujours fait remarquer par ses délégations pléthoriques, ses propositions fantaisistes et ses manœuvres dilatoires. Depuis le 17 février, date du début de la rébellion en Cyrénaïque, puis avec la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU et l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, il ne peut plus assister aux conclaves africains. Mais son ombre n’en plane pas moins sur les travaux.

Une première anecdote l’a montré dès le huis clos préliminaire du 30 juin. Quelques minutes avant l’ouverture solennelle des travaux, le Mauritanien Mohamed Ould Abdelaziz, président du comité ad hoc sur la crise libyenne (composé de la Mauritanie, de l’Afrique du Sud, du Congo, du Mali et de l’Ouganda), suggère à ses pairs : « Je vous propose d’entamer nos travaux par ce point de l’ordre du jour [la Libye, NDLR], en lieu et place du débat sur l’autonomisation de la jeunesse pour un développement durable [thème officiel du sommet de Malabo, NDLR]. »

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Une proposition qui n’arrange pas ceux qui ont reconnu le Conseil national de transition (CNT, organisation politique des insurgés libyens) ou demandé le départ préalable de Kadhafi. Parmi eux, ni le Sénégalais Abdoulaye Wade ni le Rwandais Paul Kagamé n’ont fait le déplacement à Malabo, et leurs représentants n’osent pas intervenir. C’est donc le Premier ministre éthiopien Mélès Zenawi – qui déteste cordialement le « Guide » – qui monte au créneau. « Pas question ! dit-il avec véhémence. Notre agenda doit être respecté et la question est trop importante pour que cela soit évacué en quelques minutes. »

Obsession. La « question », obsession pour la quasi-totalité des participants (délégués, observateurs et médias), ne sera donc abordée qu’à 22 heures ce jour-là… à l’heure prévue du banquet officiel. Obsession, car elle divise profondément les leaders du continent.

Officiellement, aucun État africain n’a apporté sa caution aux bombardements de l’Otan (même si l’Afrique du Sud, le Gabon et le Nigeria, membres du Conseil de sécurité, ont voté la résolution 1973 qui a servi de mandat à l’intervention militaire étrangère). Une poignée de pays, Sénégal en tête, ont reconnu le CNT comme seul représentant du peuple libyen. Les anti-Kadhafi notoires (Zenawi, Kagamé) ont été ouvertement rejoints, à Malabo, par l’Ivoirien Alassane Ouattara, le Nigérian Goodluck Jonathan et le Gabonais Ali Bongo Ondimba.

Toutefois, la majorité des États membres de l’UA a apporté son soutien sans réserve à la feuille de route africaine élaborée par le comité. À Malabo, celui-ci veut soumettre à la Conférence l’adoption d’un plan cadre en trois séquences : cessation immédiate de tout acte de belligérance entre les deux parties et fin des bombardements de l’Otan ; mise en place d’observateurs du cessez-le-feu pour permettre le début de négociations entre les deux parties – dont Kadhafi serait exclu – ; début d’une transition pour la réconciliation nationale et élaboration d’un agenda de la transformation démocratique, le tout accompagné d’une mission militaire d’interposition (apparemment non africaine).

Wade et Kagamé, prorebelles, sont absents. C’est donc Mélès Zenawi qui monte au créneau.

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Une mise en œuvre qui semble séduisante mais qui n’a pas l’heur de plaire à l’Otan. Un chef d’État d’Afrique de l’Ouest nous confie qu’il est « harcelé au téléphone par les Américains », qui lui demandent « qu’on leur laisse le temps de finir le job ». Mais il ne fera pas cette confidence en séance plénière ni dans un autre cadre public. Les pressions sont réelles et les participants au sommet de l’UA en ont conscience. D’ailleurs, on n’avait jamais vu l’Américain Johnnie Carson et le Français Stéphane Gompertz aussi actifs. Habitués des sommets de l’UA, le sous-secrétaire d’État américain et le directeur Afrique du Quai d’Orsay s’étaient-ils répartis discrètement les rendez-vous ? En tout cas, les deux diplomates ont vu un nombre record de délégations pour essayer de les convaincre de lâcher Kadhafi.

Chiens de faïence. Dans les couloirs du centre de conférences, les délégations les plus remarquées ont tout de même été les deux représentations… libyennes. L’officielle est dirigée par le chef de la diplomatie, Abdelati Obeidi, mais c’est Béchir Salah Béchir, directeur de cabinet de Kadhafi, qui œuvre en coulisses, rencontre des chefs d’État et les informe de la situation de Tripoli sous les bombes. Le CNT est quant à lui représenté par Abderrahmane Chalgham, ancien ministre des Affaires étrangères, passé à la dissidence.

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Les pro-Kadhafi ont perdu de leur superbe et de leur arrogance habituelles et, s’ils gardent une longueur d’avance sur leurs adversaires (ils participent pleinement aux travaux et occupent la villa réservée aux chefs de délégations), ils errent comme des âmes en peine dans les couloirs, rasant les murs et, situation inédite, sollicitant des audiences auprès de certains chefs d’État à qui ils n’accordaient aucun crédit auparavant.

La délégation du CNT ne semble pas en meilleure forme. Si Chalgham assure qu’elle a été chaleureusement accueillie par le pays hôte, c’est depuis le poulailler de la grande salle, réservé aux médias, qu’il assiste à la cérémonie d’ouverture du sommet. Au moment du huis clos, au troisième étage, l’espace réservé à ceux qui attendent en dehors de la salle est si réduit que les frères ennemis sont obligés de se croiser. Ils échangent des poignées de mains méfiantes et finissent par se raconter de vieux souvenirs. Mais les sourires sont amers.

Echanges vifs. Sonne 22 heures, le moment le plus crucial du sommet de Malabo commence, au cours duquel le plan-cadre pour la mise en œuvre de la feuille de route libyenne va être débattu. Le président en exercice de l’Union africaine, l’Équato-Guinéen Teodoro Obiang Nguema, surprend son monde quand il décrète, en entamant le huis clos : « Ce sera 1 + 0. » Autrement dit, seul le chef d’État ou de délégation assiste à la séance. Les chefs de la diplomatie et autres sherpas sont invités à quitter la salle.

La délégation du "Guide" erre comme une âme en peine dans les couloirs, rasant les murs.

Et c’est encore une fois Mélès Zenawi qui ouvre les « hostilités », soutenant qu’aucune solution politique n’est envisageable avec le maintien de Kadhafi au pouvoir. L’Ougandais Yoweri Museveni manque de suffoquer : « Certains frères font preuve de plus de zèle que les Occidentaux eux-mêmes ! » Le Zimbabwéen Robert Mugabe assène : « Nous ne devrions jamais laisser tomber les leaders de la libération de notre continent. Et qu’on l’aime ou pas, Kadhafi en fait partie. » Le Premier ministre rwandais, Bernard Makuza, nuance et argumente par la malheureuse expérience de son pays : « Sans cette intervention, il y aurait eu génocide. » L’information sur la livraison d’armes légères par la France aux rebelles libyens, tombée la veille, pèse de tout son poids dans la teneur des débats. Un chef d’État d’Afrique australe déplore « l’Afrique bafouée, l’Afrique violée ». Les arguments des « pro-comité » font mouche.

La séance traîne en longueur, d’autant que Teodoro Obiang Nguema enregistre pas moins d’une trentaine de demandes d’intervention. Zenawi tente une manœuvre : « Soumettons la question de l’adoption du plan-cadre au vote ! » Jusque-là silencieux, le Sud-Africain Jacob Zuma laisse éclater sa colère : « Nous avons toujours fonctionné au consensus et il n’y a aucune raison de changer. Si nous devons reporter le reste de l’ordre du jour pour ne traiter que cette question d’une extrême urgence, nous le ferons ! »

Jacobe Zuma éclate : "Nous avons toujours fonctionné au consensus, pourquoi changer?"

Il est tard, les chefs d’État sont fatigués, l’Algérien Abdelaziz Bouteflika se retire. Ce départ va accélérer la levée de séance. À 0 h 45, le Malien Amadou Toumani Touré détend l’atmosphère : « Nous avions prévu de dîner à l’issue de notre séance, mais si cela continue ainsi, c’est un petit-déjeuner que nous allons prendre. » Obiang Nguema lève la séance : la Libye attendra.

Résolution adoptée ! Le lendemain, les mêmes acteurs se retrouvent. Pas tous, certains chefs d’État étant déjà repartis chez eux, au petit matin. Les délégations plus intéressées par d’autres points à l’ordre du jour s’inquiètent. Jean Ping, président de la Commission de l’UA, tente de les rassurer : « On va y arriver. » Le Gabonais en a vu d’autres.

Pour le huis clos du jour, Obiang a décidé de limiter la durée des interventions. Cela n’empêche pas des échanges d’arguments parfois à la limite de la courtoisie. La résolution est enfin adoptée, qui précise comme prévu que Kadhafi devrait être exclu des négociations de paix – mais pas encore du pouvoir. Le plus dur reste à faire : convaincre l’Otan.

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Par Cherif Ouazani, envoyé spécial à Malabo

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