Khaled Khalifa : « En Syrie, la haine est attisée par le pouvoir »

Alors que son dernier roman évoque le soulèvement islamiste de la fin des années 1970 et sa sanglante répression, l’écrivain syrien revient sur la révolte populaire qui ébranle son pays.

Éloge de la haine, du romancier syrien Khaled Khalifa, s’attache au parcours d’une jeune intég © Véronique Besnard pour J.A

Éloge de la haine, du romancier syrien Khaled Khalifa, s’attache au parcours d’une jeune intég © Véronique Besnard pour J.A

Publié le 21 juin 2011 Lecture : 6 minutes.

Une adolescente nourrie de ressentiment dans une ville d’Alep jonchée de cadavres : Éloge de la haine, du romancier syrien Khaled Khalifa, s’attache au parcours d’une jeune intégriste lors du soulèvement islamiste contre le régime baasiste (1976-1982) et sa sanglante répression (25 000 morts). À l’heure où le roman de Khalifa est traduit en Europe, la révolte démocratique en cours en Syrie fait étrangement écho à cet épisode traumatisant.

Khalifa décrit le processus de fanatisation qui s’empare d’un cœur solitaire, dans une maison bourgeoise conservatrice et lugubre désertée par les hommes. Une ambiance de mort pèse sur ce roman dur dans lequel se débat une jeune femme à l’âme empoisonnée par un islam dévoyé. L’écriture riche de Khalifa, qui donne vie à de fascinants personnages secondaires, offre néanmoins de nombreuses échappées poétiques et oniriques. Parfois, la narratrice s’envole au-dessus des campagnes ou bien plonge dans les récits des voyages orientaux de ses ancêtres. Papillons et parfums côtoient torture et emprisonnement…

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Né en 1964 et élevé dans cette ville du nord de la Syrie, Khaled Khalifa a vécu l’insurrection islamiste. Il a puisé dans ses souvenirs et a remis, treize années durant, l’ouvrage sur le métier pour bâtir autour d’eux une trame romanesque. Éloge de la haine a d’abord paru en 2006, dans une maison d’édition libanaise fictive, avant d’être immédiatement interdit. Depuis sa seconde parution en 2008 chez un éditeur de Beyrouth, le roman se vend abondamment en Syrie. Sous le manteau. « Un jeu du chat et de la souris » avec les censeurs qui amuse Khalifa. « J’ai profité d’un intérim entre deux ministres de l’Information pour donner des séances de dédicaces, convoquer la presse et faire croire à la légalité de cette parution, l’espace d’une semaine… » Avant d’être sélectionné pour le Prix international de la fiction arabe en 2008. Sur la répression sanglante que mène aujourd’hui le pouvoir contre ses compatriotes démocrates, Khaled Khalifa ne mâche pas ses mots, sans craindre ce qui pourrait lui arriver en rentrant au pays. « Le mur de la peur a été brisé », dit-il.

Jeune Afrique : Vous situez votre roman dans une période terrible de l’histoire syrienne. Pourquoi ?

Khaled Khalifa : Cela a été une époque importante pour notre génération, inédite dans la vie pacifique des Syriens. Ce fut un choc très douloureux et traumatisant. Ces événements demeurent aujourd’hui tabous. Les gens voudraient oublier. Les massacres ont répandu leur ombre sur toute la vie intellectuelle et artistique. Certains artistes les ont depuis partiellement abordés, comme l’écrivaine Rosa Yassin Hassan ou le cinéaste Oussama Mohammad, dans son film Sacrifices, en 2001, mais je crois que mon roman est le seul à être consacré entièrement à cette période. Les artistes sont tiraillés par l’envie d’en parler, et je pense que les événements actuels vont donner naissance à de nouvelles œuvres. Nous n’avons pas réussi à dépasser cette période mais il y aura un jour des témoignages, des documents, des preuves. Tout cela va remonter à la surface, d’une manière ou d’une autre.

Pourquoi avez-vous choisi une jeune femme comme narratrice ?

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Ce sont les femmes qui ont le plus pâti du soulèvement. Elles souffraient déjà avant de solitude, dans un milieu extrêmement conservateur, et elles ont perdu beaucoup d’êtres chers à cette époque. C’était aussi un défi littéraire que d’explorer des recoins interdits aux hommes… La société aleppine est très fermée, et j’étais séduit par l’idée d’y pénétrer.

« C’est la haine qui donne un sens à ma vie », nous dit le personnage principal. Comment en arrive-t-on là ?

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La jeune femme du roman a appris à haïr autrui, lors de réunions de son organisation. Les partis intégristes habituent leurs partisans à la haine en entretenant l’ignorance des autres. Ils développent un sentiment de supériorité. Ils font l’éloge d’une animosité qui rendrait heureux en soi. Cette animosité se fonde sur des certitudes absolues qu’il ne faut jamais réinterroger. « Si tu fais ça, tu iras automatiquement au paradis », par exemple. Questionner est le crime le plus grave, pour ces idéologues. Mais quand les jeunes femmes islamistes et marxistes du livre se retrouvent en prison, elles commencent à douter. Elles apprennent à se connaître et à se reconnaître, elles se respectent et construisent des amitiés et un microcosme où vivre ensemble. Elles s’acceptent, justement, en posant des questions. C’est à ce moment-là que leur haine s’estompe.

Quelles sont les différences entre le soulèvement islamiste de l’époque et la révolte actuelle ?

À l’époque, c’était une lutte entre le pouvoir et un parti intégriste armé qui voulait prendre sa place. La population n’était que simple spectatrice. Aujourd’hui, ce sont les gens qui veulent faire tomber un régime qui n’a pas évolué depuis 1982. Figé, il a les mêmes réactions et utilise les mêmes outils qu’à l’époque. Au contraire, la population syrienne, quoique silencieuse, a beaucoup changé et écouté les intellectuels emprisonnés pendant les trente dernières années. Ils ont été comme des guides spirituels, mais, bien sûr, ce sont les révolutions tunisienne et égyptienne qui ont mis le feu aux poudres.

Les insurgés islamistes décrits dans Éloge de la haine existent-ils encore en Syrie ?

Les familles intégristes d’Alep existent encore et font partie de la société. Mais aujourd’hui ce sont des civils désarmés. Dès le premier jour, le pouvoir a utilisé la menace intégriste pour accroître les divisions. La haine existe toujours car elle est attisée par le pouvoir. Mais il y a une très grande part de mensonges dans ce que dit le régime, qui cherche à diviser le peuple et à lui faire peur. Mais ça ne prend plus !

Le roman se passe à Alep, où vous avez grandi. Pourquoi la ville a-t-elle tardé à entrer dans la contestation ?

Le traumatisme subi à l’époque du roman a rendu les Aleppins plus prudents. Et la ville est infiltrée, plus que n’importe quelle autre, par les services de sécurité. C’est une ville clé, que le régime a essayé de compartimenter par quartiers pour paralyser toute action. Depuis mi-mai, c’est l’université qui se mobilise, et cette action civile pacifique effraie les autorités. Cette révolution est menée par des jeunes gens très réfléchis. Et je pense que l’entrée d’Alep en révolte peut accélérer son dénouement.

La mort est partout dans votre roman. La génération actuelle, qui a déjà perdu plus de 1 000 personnes sous les balles, va-t-elle plier ?

Aujourd’hui, au contraire, c’est l’idée de vie qui domine ! Les manifestants ont l’espoir de vivre et cela les porte. Le sang versé ne doit pas l’être pour rien. Avec ce qui s’est passé à Deraa, ce sang séparera pour toujours le régime et le peuple. Il sera défendu par les révolutionnaires, qui ne s’attendaient pas à ce que le régime aille aussi loin dans les assassinats. Les jeunes font leurs adieux avant de partir manifester, ne sachant pas s’ils vont rentrer. Ils sont extrêmement courageux.

Votre prochain roman portera-t-il encore sur l’histoire de la Syrie ?

Il parlera de l’opposition entre le peuple et le régime, ces quarante dernières années. Le pays a toujours appartenu à quelqu’un d’autre et, aujourd’hui, les Syriens veulent le récupérer. Le titre sera probablement Il n’y aura pas de couteau dans les cuisines de cette ville.

Enfin, parmi tous les personnages secondaires de l’Éloge de la haine, quel est votre préféré ?

Maryam. Une femme silencieuse, qui s’est sacrifiée pour sa famille. Dans les dernières années de sa vie, elle dormait dans un cercueil pour attendre la mort sereinement. Je connais tellement de Maryam ! C’est un personnage typique de la vie aleppine. C’est par peur qu’elle n’ait qu’un seul visage que je crains de voir un jour mon livre porté à l’écran !

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