Hamadi Jebali : « Nous ne prétendons pas être les détenteurs de la vérité en Tunisie »

Le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, ayant pris de la hauteur, c’est son secrétaire général qui se retrouve en première ligne pour refonder le mouvement islamiste tunisien. Et le réintégrer dans le paysage politique national.

Hamadi Jebali, secrétaire général du mouvement islamiste tunisien Ennahdha. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunise.com

Hamadi Jebali, secrétaire général du mouvement islamiste tunisien Ennahdha. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunise.com

Publié le 13 mai 2011 Lecture : 10 minutes.

Qualifié hier d’« intégriste » par l’ancien pouvoir, il passe aujourd’hui pour un « islamiste intégrateur ». Ainsi apparaît Hamadi Jebali, 63 ans, numéro deux du mouvement islamiste tunisien Ennahdha, dont il est membre depuis sa fondation sous la houlette de Rached Ghannouchi, il y a trente ans. Ingénieur de formation, Jebali fut l’un des entrepreneurs pionniers en matière d’énergies renouvelables dans sa ville natale de Sousse. Père de deux filles, marié à Wahida, journaliste comme lui, il a été directeur d’El-Fajr, l’organe « nahdhaoui », toléré pendant trois ans avant que le mouvement ne soit « éradiqué » par Ben Ali en 1991-1992.

La lecture et la réflexion en prison, pour les ex-détenus – Jebali a passé quinze ans en détention (1991-2006) –, et la découverte des vertus de la démocratie, pour les exilés, dont Rached Ghannouchi, ont conduit la direction du mouvement à faire un travail de reconstruction en vue de l’intégration d’Ennahdha dans le paysage politique postrévolution. Depuis la légalisation d’Ennahdha en mars 2011, et pour transmettre le flambeau aux plus jeunes, Ghannouchi a pris de la hauteur, se posant désormais comme le père spirituel du mouvement, laissant une grande marge de manœuvre à ses lieutenants.

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Jebali s’est donc retrouvé en première ligne, tenant un discours bien articulé qui relève davantage du credo démocratique que de la littérature islamiste traditionnelle. Il y a vingt ans, il passait déjà dans les milieux de la presse internationale comme l’un des cadres les plus ouverts du mouvement. « Aujourd’hui, il a gagné en souplesse, et je pourrais dire qu’il est peu dogmatique et plutôt pragmatique », estime un journaliste qui l’a connu à l’époque. Avec lui au secrétariat général, l’objectif d’Ennahdha semble être de s’affirmer comme un acteur incontournable dans le jeu politique, quitte à nouer des alliances, mais aussi de veiller à ce que les réformes démocratiques imposées par la révolution se traduisent dans les faits. Sans pour autant être pressé d’accéder au pouvoir.

Jeune Afrique : Quel souvenir gardez-vous du régime Ben Ali ?

Hamadi Jebali : Celui d’un régime policier au plein sens du terme. Ennahdha est l’un des mouvements qui ont le plus souffert de l’offensive sauvage du régime.

Le 6 avril, à Monastir, des femmes portant le hijab ont participé aux cérémonies marquant le 11e anniversaire de la mort de Bourguiba. Qu’en pensez-vous ?

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Cela montre que le hijab est devenu un phénomène partagé par les Tunisiennes, qu’il soit ou non une forme d’expression politique. Elles sont libres de célébrer Bourguiba en tant que personnalité nationale ; les peuples ont besoin d’une mémoire. À Ennahdha, nous sommes de ceux qui parlent le moins de Bourguiba et de Ben Ali, maintenant qu’ils sont dans leurs tombes, politique pour ce dernier…

Les dirigeants et militants d’Ennahdha ont pourtant passé ces vingt dernières années dans ses prisons ou en exil…

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Ce sont vingt années de perdues pour le pays comme pour Ennahdha. D’autres ont souffert avec nous… C’est ce qui a préparé la révolution, laquelle est le fruit des luttes de toutes les parties et de tous les patriotes, tant sur le plan politique et social que sur celui de la défense des droits de l’homme.

Quelles leçons en avez-vous tiré ?

Nous avons fait une évaluation et procédé à notre autocritique en toute objectivité. Les conclusions seront bientôt rendues publiques, ce qui permettra à la direction de rectifier ses erreurs d’orientation. Nous espérons que tout le monde en fera autant. Chacun doit se réformer avant de pouvoir réformer le pays.

Quels sont les principes qui guideront désormais l’action d’Ennahdha ?

Nous nous trouvons dans une situation nouvelle. La révolution a renforcé notre conviction et notre volonté d’agir pour construire un mouvement politique et démocratique [NDLR : Ennahdha utilise le terme de chouri, venant de choura – conseil consultatif islamique], ayant foi dans l’action pacifique et civile. Nous voulons bâtir une société démocratique, fondée sur le pluralisme et sur le respect des libertés individuelles et collectives.

Allez-vous nouer des alliances en vue de l’élection de la Constituante, le 24 juillet ?

Nous ne voulons pas monopoliser l’action pour atteindre les objectifs de la révolution. Nous allons chercher à gagner des sièges autant pour notre mouvement que pour favoriser l’alternance démocratique. Cela nécessite une large alliance avec tous ceux qui veulent préparer l’alternance, que ce soit des partis ou des personnalités indépendantes.

Quel serait le poids électoral de cette alliance ?

Des chiffres circulent, mais ceux qui concernent Ennahdha sont gonflés, avec l’intention de faire peur, à l’intérieur comme à l’étranger. Cela dit, notre objectif est une union nationale avant ou après l’élection, afin d’asseoir dans le pays un modèle démocratique fondé sur la liberté et la justice.

Quel est, selon vous, le profil idéal du président de la République et du Premier ministre que la future Constituante est appelée à désigner pour conduire la dernière étape de la transition ?

Il faudrait qu’ils soient des hommes de consensus. Outre la gestion des affaires urgentes du pays, notamment en matière économique et sociale – ce qui, compte tenu de la période délicate que nous traversons, nécessite un effort de tous, y compris d’Ennhadha –, leur mission est d’agir pour la réussite de la période transitoire. Cela suppose que les institutions de l’État soient impartiales et au service de tous les Tunisiens. 

À qui pensez-vous quand vous parlez d’impartialité ?

Je pense au président et au gouvernement, qui se doivent, dans la période transitoire, de ne prendre aucune mesure susceptible d’empêcher les partis et le peuple de s’exprimer. Je pense aussi à l’administration, aux services de sécurité, à l’armée nationale, aux médias et aux finances publiques…

Ennahdha présentera-t-il des candidats à ces postes ?

Le président du mouvement [Rached Ghannouchi] a annoncé qu’il ne se présenterait pas à la magistrature suprême. Ce qui compte, c’est qu’une alliance nationale gère cette période transitoire. Si cela passe par la désignation d’une personnalité indépendante à la présidence ou à la tête du gouvernement, alors nous sommes pour. 

Les cadres de l’ex-parti au pouvoir semblent revenir sur le devant de la scène. Craignez-vous une contre-révolution ?

Oui. Il y a des signes d’un retour en arrière réactionnaire. Certains commencent à évoquer la « dictature » de la prochaine majorité politique, le bras de fer entre Ennahdha et le pouvoir… Ce discours cherche à créer une psychose et à empêcher le peuple d’exercer son droit électoral. Ces épouvantails font le lit d’un coup d’État constitutionnel, suggéré par des projets qui circulent, tels que celui d’un « pacte républicain » qui se placerait au-dessus de la Constitution, et de ce fait au-dessus de la volonté du peuple.

Les Tunisiens qui vivent du tourisme craignent que le retour d’Ennahdha dans le jeu politique n’ait des effets négatifs sur le secteur…

Sur ce point, nous sommes un mouvement responsable, nous voulons construire une économie forte, dont l’une des composantes est le tourisme. Il ne serait donc pas raisonnable que nous détruisions notre économie et les sources de revenus qui font vivre une frange importante de la population. Bien au contraire, nous disons aux investisseurs et aux hommes d’affaires du secteur d’être confiants, car Ennahdha va les appuyer et les soutenir.

Votre mouvement est favorable à la parité hommes-femmes sur les listes électorales en vue de l’élection de la Constituante. N’est-ce pas surprenant ?

C’est là une preuve supplémentaire que nous sommes pour l’égalité des droits entre les sexes et que nous mettons ainsi nos actes en conformité avec nos paroles. Ce qui est en revanche surprenant, c’est que, parmi ceux qui se gargarisaient de mots à propos des droits de la femme et de sa liberté, il s’en trouve qui ne sont pas favorables à la parité parce qu’elle contrarie leurs calculs électoralistes et politiciens. L’opinion publique et les femmes jugeront.

Vos adversaires affirment que si Ennahdha accède au pouvoir, elle appliquera la charia, remettant en question les acquis de la femme dans le code du statut personnel, notamment à propos du divorce et de la polygamie.

Nous sommes pour l’égalité des droits entre tous les êtres. Nous estimons même que les droits de la femme demeurent incomplets. Nous soutenons le code du statut personnel, mais nous voulons aussi l’améliorer en renforçant les droits de la femme dans tous les domaines. C’est là une position de principe qui découle de nos valeurs humanistes.

On vous reproche aussi certains interdits religieux liés à des comportements personnels (port du bikini, consommation d’alcool…).

Ces phénomènes doivent être traités avec sagesse et bonne foi dans le cadre de la liberté de croyance qui est un principe fondamental. L’islam est fondé sur la liberté de la foi. Le Coran le dit clairement : « la ikraha fi d-dine » [« Nulle contrainte en religion », II : 256]. Toutes les sociétés ont leurs aspects positifs et négatifs. L’essentiel ici est que personne n’impose ses opinions ou un comportement à qui que ce soit. Le pays est régi par des lois. Nous sommes pour l’État de droit, aucune loi n’est au-dessus de l’État de droit. En conséquence, il n’appartient pas à Ennahdha, ni à aucun autre mouvement, qu’il soit au pouvoir ou non, d’agir en dehors de ce cadre constitutionnel et législatif

Êtes-vous favorable au changement de la législation sur l’héritage, selon laquelle la part du fils est deux fois supérieure à celle de la fille ?

Mais pourquoi ne pose-t-on pas cette question au mufti de la République et aux savants de l’islam dont le rôle est d’y répondre ? Encore une fois, nous sommes un mouvement politique civil au même titre que les autres partis politiques. Il y a une loi qui régit ce genre de situation. Ennahdha n’est pas une institution qui énonce des fatwas.

Il y a un débat au sein de l’élite à propos de l’article 1 du texte de la Constitution de 1959, qui stipule, à l’instigation de Bourguiba, que « la Tunisie est un pays arabe et sa religion est l’islam ». Où vous situez-vous ?

Cet article fait l’objet d’un consensus au sein du peuple tunisien pour définir son identité et sa référence. Il ne conduit, à notre avis, ni à une exclusion ni à une distinction entre citoyens en droits et en devoirs. Chacun peut conserver sa spécificité civile et religieuse. Nous approuvons donc cet article, comme c’est le cas de tout le peuple tunisien. 

Ennahdha est-il un parti religieux ?

Ce n’est pas un mouvement religieux au sens théologique. C’est un parti politique. Nous ne sommes pas des anges et nous ne prétendons pas détenir la vérité. Nous ne faisons pas valoir de vérité de Dieu et nous ne parlons pas au nom de l’islam. 

Qu’est-ce qui vous distingue alors des laïcs ?

La différence est grande. D’abord, nous ne sommes pas d’accord avec eux sur l’acception du concept de laïcité, né en Europe en réaction à l’alliance de l’Église chrétienne avec les pouvoirs féodaux. Nous invitons nos amis au sein de l’élite qui se dit laïque à se débarrasser de ce prêt-à-porter dont ils veulent parer les Tunisiens et qui est contraire à notre religion et à notre histoire. En revanche, si la laïcité est comprise comme la neutralité de l’État, qui se porte garant de la Constitution et de la loi, c’est-à-dire du respect des libertés, dont la liberté de croyance et de l’ijtihad [« effort d’interprétation »], et que cet État se pose en arbitre et ne s’aligne sur aucun parti ou aucune frange de la société, alors nous n’avons aucune objection à cela.

La politique a-t-elle sa place dans les mosquées ?

L’État ne doit pas intervenir d’une manière coercitive dans les affaires des institutions civiles, qu’il s’agisse d’organisations, d’associations ou de lieux de culte. La mosquée appartient au peuple. Le régime en place comme les partis se doivent de respecter sa spécificité dans le cadre de la Constitution et de la loi. La mosquée ne doit pas être « partisane » et ne doit pas devenir un lieu de propagande.

C’est pourtant le cas…

Il n’est permis ni à Ennahdha ni à aucune partie de destituer un imam pour le remplacer par quelqu’un d’autre. Cela est contraire à la démocratie. La solution serait un accord entre les fidèles et l’administration concernée à travers un mécanisme de consultation démocratique.

Il y a des groupes se réclamant de l’islamisme radical qui sont apparus au grand jour. Quelle est la position d’Ennahdha à leur égard ?

Nous encourageons le pluralisme, y compris au sein des rangs islamistes, car cela fait partie du débat national. S’il y a des dérives et des violations de la loi, c’est à la justice de se prononcer.

De quel mouvement islamiste dans le monde Ennahdha se sent-il le plus proche ?

Notre mouvement a sa propre histoire militante et sa pensée. Il n’est donc pas dans la position de l’imitateur. Il s’appuie sur la réalité tunisienne, qui sert de base à son action. Naturellement, nous tirons profit de toutes les expériences, islamistes ou non. L’approche turque rappelle celle d’Ennahdha sur plusieurs aspects politiques et sociaux. Nous la suivons donc avec intérêt.

On évoque des contacts entre des dirigeants d’Ennahdha et des diplomates étrangers, dont les Américains.

Après ma libération, en 2006, j’avais déjà reçu à Sousse une délégation de diplomates américains. Il m’a semblé que les autorités avaient été mises au courant de ce déplacement. Ce n’est pas non plus un secret que nous continuons et continuerons à avoir des contacts avec des diplomates de tous les pays, à condition de ne pas contrevenir à nos principes nationaux et musulmans, c’est-à-dire n’être l’otage d’aucune partie étrangère ou même intérieure. Au siège de notre mouvement, nous recevons ces temps-ci les visites de diplomates de presque toutes les missions accréditées à Tunis, y compris européennes. Ils viennent s’informer sur nos idées et nos positions. Nous leur demandons à chaque fois de soutenir notre expérience démocratique dans le respect de la souveraineté de notre patrie et de son indépendance.

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Propos recueillis par Abdelaziz Barrouhi.

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