Alpha Condé peut-il changer la Guinée ?

Réformer le pays tout en ménageant la coalition qui lui a permis d’accéder au pouvoir… C’est l’exercice difficile auquel se livre, depuis plus de trois mois, le nouveau chef de l’État.

Le président guinéen Alpha Condé. © AFP

Le président guinéen Alpha Condé. © AFP

Publié le 30 mars 2011 Lecture : 7 minutes.

Surtout, faire preuve de discrétion. Commercer avec quelqu’un que l’on connaît bien. Avant la transaction, regarder à gauche et à droite, histoire de ne pas se faire surprendre par les forces de police. Ces préceptes de prudence ne sont pas tirés d’un quelconque bréviaire du trafiquant de drogue, mais constituent le guide de survie des « monéteurs », ces agents de change qui exercent dans l’informel à Conakry. Et pour cause : depuis le 10 mars, le gouvernement guinéen a décidé de suspendre l’activité des cambistes, qu’ils disposent d’une autorisation ou pas. Cette corporation participerait à aggraver l’inflation galopante dans le pays (+ 11 % en 2010) et la dépréciation du franc guinéen. Pour faire comprendre à tous qu’elles ne plaisantaient pas, les autorités ont multiplié les saisies de lourds sacs remplis de devises diverses sur les marchés. « Le président Alpha Condé veut mettre de l’ordre partout. C’est chaud ! » commente le petit entrepreneur Sidiki Camara, à la fois admiratif et inquiet.

Moins de trois mois après son investiture, le nouveau chef de l’État guinéen a les mains dans le cambouis. La priorité : les graves problèmes économiques qui menacent d’étrangler le pays, après des décennies d’incurie au plus haut sommet de l’État et deux années d’une transition militaire chaotique. Il y a la question monétaire – aggravée par le recours excessif à la planche à billets –, qu’Alpha Condé tente de régler à travers de nouvelles mesures réglementaires : l’interdiction faite aux entreprises locales d’émettre des factures dans des devises étrangères et la fin des prêts octroyés au Trésor public par la Banque centrale de Guinée.

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Il y a aussi le renchérissement des prix des produits de première nécessité, comme le riz, l’huile et le sucre, auquel le gouvernement tente de répondre – sans grand succès pour l’instant – en s’improvisant importateur « low cost ». Afin de rationaliser la dépense publique et de préserver des ressources, de nombreux audits ont été lancés. Le premier à avoir été bouclé a débouché sur la publication d’une liste de « débiteurs de l’État » – quarante-deux personnes physiques ou morales censées devoir près de 27 milliards de francs guinéens (environ 3 millions d’euros) au Trésor public.

Alpha Condé ne compte pas en rester là. Les contrats des entreprises qui exploitent le sous-sol national seront « remis à plat », a-t-il promis. Dans un pays où les mines représentent 16 % du produit intérieur brut et 80 % des recettes d’exportation, l’annonce a fait l’effet d’une bombe. L’État entend désormais détenir entre 33 % et 39 % du capital des sociétés spécialisées. « Nous avons l’intention de réaffirmer un principe simple : celui de notre droit de propriété sur nos ressources », explique Aboubacar Koulibaly, ministre du Contrôle économique et des Audits. Un nouveau code minier est d’ores et déjà en voie d’élaboration. La Guinée n’a de toute façon pas le choix : elle doit montrer patte blanche si elle veut atteindre le point d’achèvement de l’Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et bénéficier de l’appui des institutions de Bretton Woods, incontournable pour un pays qui doit investir à nouveau dans des infrastructures ravagées par plus d’une décennie de marasme.

Chaleureux mais cassant

Et si Hercule était guinéen ? Celui qu’on appelle dans son pays kôrô Alpha (« grand frère Alpha »), ou tout simplement « professeur », a bien l’intention de s’attaquer à ses « douze travaux » en continuant d’incarner la rupture, le fameux « changement » tant attendu, dont la promesse lui a ouvert les portes du palais Sékoutoureya. L’ancien opposant historique, qui répète à l’envi son slogan « La Guinée is back » et insiste sur la nécessité de construire – enfin – un vrai État, ne renie rien de son style. Stratège brouillon, à la fois chaleureux et cassant, Alpha Condé est énergique et parle dru, quitte à choquer. Notamment à l’occasion de sa croisade contre les « commerçants véreux » qui ont, il en est persuadé, décidé de « saboter » ses efforts en tirant artificiellement les prix vers le haut. « Nous ne leur laisserons plus le temps », a martelé le numéro un guinéen lors d’un meeting dans la ville de Kindia, allant jusqu’à prendre des accents marxisants pour menacer de donner « des moyens aux femmes pour qu’elles fassent le commerce », à travers des structures « d’autogestion ».

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Rien n’est simple en Guinée. Professeur de droit formé en France, ayant longtemps vécu à l’étranger mais maîtrisant sur le bout des doigts son pays et ses passions secrètes, Alpha Condé le sait. Comme il sait que ses critiques contre les cartels qui contrôlent la distribution des biens de première consommation peuvent être considérées comme hostiles à la communauté peule, qui exerce un monopole de fait sur certains secteurs et qui s’est rangée, lors de la dernière présidentielle, derrière Cellou Dalein Diallo, candidat malheureux au second tour.

La dénonciation de la convention de concession liant le port de Conakry au groupe Getma International dans le cadre de l’exploitation du terminal à conteneurs est saluée comme une rupture par Aziz Diop, le secrétaire général du Conseil national des organisations de la société civile, qui affirme que des « intérêts politiques » locaux avançaient masqués derrière cette entreprise. Mais Getma a porté plainte pour « corruption internationale » et le transfert du contrat au groupe Bolloré, ainsi que la réquisition des installations de Getma pour le compte du nouvel arrivant, suscitent la réprobation dans les cercles de l’opposition. À les en croire, « Alpha » aurait manœuvré pour récompenser son ami Vincent Bolloré, qui l’a aidé dans sa communication de campagne via Euro RSCG. « Quand on casse une convention issue d’un appel d’offres, on en ouvre un autre », persifle l’ancien Premier ministre Sidya Touré. Ce à quoi Mamadouba Sankhon, directeur général du Port autonome de Conakry, répond que « le code des marchés publics guinéens stipule que, quand le premier sélectionné a été défaillant, le second vient automatiquement. Or Bolloré était le second ».

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Comment se dégager une marge de manœuvre économique tout en préservant intacte la coalition hétéroclite qui a permis son accession à la magistrature suprême ? Dilemme cornélien. Après avoir été éliminé à l’issue du premier tour de la présidentielle, l’homme d’affaires El Hadj Mamadou Sylla s’est rallié à Alpha Condé et l’a soutenu aussi bien politiquement que financièrement. Un zèle qu’il juge aujourd’hui mal récompensé : son nom apparaît en tête sur la liste des créanciers de l’État, ce qu’il conteste vigoureusement. L’opposition en profite et a bien l’intention de le coopter au sein du Forum des forces vives. Une alliance née sous le régime Conté et qu’elle compte ressusciter pour accentuer la pression sur les nouvelles autorités.

Murmures désapprobateurs

Mais Sylla n’est pas le seul des anciens soutiens de Condé qui le boude ostensiblement. Il y a aussi l’ancien Premier ministre Lansana Kouyaté, en séjour prolongé à l’étranger, et l’ex-ministre des Finances Kassory Fofana. Selon leurs proches, qui se contentent pour l’instant de murmures désapprobateurs, les promesses des temps enfiévrés de campagne se seraient évaporées sous l’effet de la chaleur vive de ces mois de saison sèche…

Au sein du sérail politique, la question de la date de la tenue des élections législatives cristallise les tensions. Le chef de l’État envisage de réformer la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) et de procéder à un recensement général de la population avant cette échéance. Du coup, le vote ne devrait pas se tenir avant la fin de l’année. « Ce serait inapproprié, martèle Sidya Touré. Les accords de Ouagadougou [signés en janvier 2010, après la tentative d’assassinat dont a été victime le capitaine Dadis, NDLR] stipulent que les législatives doivent se tenir six mois après la présidentielle. Si l’échéance doit être reportée, la question doit être négociée à l’occasion d’un débat national. » Lui considère que toute réforme de la Ceni en dehors d’un consensus global serait « inacceptable ».

Jusqu’où les adversaires d’Alpha sont-ils capables d’aller pour l’empêcher de consolider les bases de son pouvoir et d’instaurer son hégémonie sur l’administration et, au final, sur le pays ? Telle est la principale inconnue d’un pays dont l’équilibre reste précaire. Les militaires, qui ont pris goût au pouvoir et à ses privilèges, accepteront-ils de voir leurs budgets limités et surveillés ? Sékouba Konaté, l’ancien président par intérim dont le bilan est vivement taillé en pièces à la fois par le pouvoir et ses adversaires, a récemment manifesté son irritation contre « les civils ». Début mars, une mutinerie a éclaté à Kissidougou, dans le sud-est du pays. Des centaines de « recrues » faisant partie de la masse de plus de cinq mille jeunes enrôlés par Dadis Camara, l’ex-chef de la junte, se seraient révoltées pour des motifs catégoriels. Les élèves-soldats revendiquaient l’octroi de numéros matricules, sans lesquels ils ne peuvent être rémunérés. Bilan : trois morts et un nombre indéterminé d’éléments ayant disparu dans la nature avec des armes à feu.

Conscient de l’enjeu militaire, Alpha Condé pilote personnellement cette question. Au point de cumuler sa fonction de chef d’État avec celle de ministre de la Défense. Il espère désamorcer la bombe en entretenant des relations personnalisées avec les hommes en armes. Pour résoudre le malaise national né des clivages communautaires exacerbés durant la campagne électorale, il n’envisage pas, pour l’instant, de grand-messe théâtralisée de la réconciliation. « Ce n’est pas avec des paroles que nous dépasserons nos problèmes, mais avec des actes concrets, analyse le ministre Aboubacar Koulibaly. Il faut reconnaître que des gens ont été victimes durant ces dernières années, qu’ils doivent être dédommagés et leurs bourreaux identifiés. Il faut aussi attaquer d’urgence les racines de la crise économique, qui ne peut qu’aggraver les clivages si elle persiste. » À Conakry, on est en tout cas bien conscient que « la démocratie, ça ne se mange pas ».

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