Ouattara face à son destin

Vingt ans qu’il tente de se faire une place sur la scène politique ivoirienne. Vingt ans qu’on l’accuse d’être un pion de l’étranger. Alassane Dramane Ouattara a pourtant su convaincre jusqu’à ses détracteurs de sa compétence. Itinéraire d’un homme qui n’entend pas lâcher la présidence.

Le 28 novembre à Abidjan, lors du second tour de l’élection présidentielle. © Émilie Regnier pour J.A.

Le 28 novembre à Abidjan, lors du second tour de l’élection présidentielle. © Émilie Regnier pour J.A.

Publié le 10 janvier 2011 Lecture : 9 minutes.

Il pensait toucher enfin au but, après vingt années de combat politique. Dès les premières heures de cette matinée du 29 novembre, alors que ses lieutenants de campagne ont compilé toute la nuit les résultats d’un scrutin historique, Alassane Dramane Ouattara (ADO) appelle ses plus fidèles soutiens pour leur annoncer sa victoire à l’élection présidentielle. La joie est perceptible, mais contenue chez cet homme posé et réfléchi. Peut-être redoute-t-il déjà – comme il l’a confié à ses proches avant le second tour – que son adversaire le prive de son sacre. La suite des événements lui donne raison : Laurent Gbagbo fait partiellement invalider les résultats par un Conseil constitutionnel aux ordres, qui le réinstalle aussitôt dans son fauteuil présidentiel.

Un mois plus tard, alors qu’il vient de fêter son 69e anniversaire, le 1er janvier, ADO et son gouvernement vivent toujours reclus au Golf Hôtel, véritable forteresse assiégée sous protection onusienne. Ouattara­ reste pourtant serein, comme s’il était sûr que son accession au pouvoir n’était qu’une question de jours. Il travaille même déjà comme s’il avait un contrôle réel sur l’administration. Il se lève tôt le matin, commence sa journée par une réunion avec ses plus proches collaborateurs, avant d’enchaîner les rendez-vous et les coups de fil. Il déjeune souvent sur le pouce et ne s’accorde une réelle détente que lors du dîner du soir, qu’il prend sur la terrasse en compagnie de sa famille et de ses proches.

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Pour renverser le cours des événements, le bravetché (« brave homme », en malinké ; surnom que lui ont donné ses partisans) compte sur les médias, le contrôle des finances publiques – deux leviers sur lesquels il a pour l’instant peu de prise –, mais aussi sur la mobilisation populaire et le soutien international. Une attitude qui ne fait qu’exacerber la haine de ses adversaires, pour qui Ouattara est l’étranger « venu mélanger [comprendre : dé­stabiliser, NDLR] la Côte d’Ivoire ». À l’inverse, ses militants lui vouent une admiration à la limite du fanatisme : ADO est leur sauveur, celui qui va les restaurer dans leurs droits bafoués et leur assurer un avenir.

Son histoire, c’est aussi celle des alliances et des désunions politiques de ces vingt dernières années. Alassane Ouattara a surgi sur la scène ivoirienne le 7 avril 1990, soit vingt-trois jours avant l’avènement du multipartisme. Le régime du président Houphouët-Boigny vit alors une crise sans précédent. Baisse du cours du cacao, explosion de la dette publique, manifestations de plus en plus régulières… Pour rassurer son peuple et la communauté internationale, le « Vieux » confie au jeune gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) la présidence d’un comité interministériel de relance économique. Ancien directeur Afrique du Fonds monétaire international (FMI), Ouattara a la réputation d’être un brillant économiste. Houphouët suit sont parcours depuis de longues années : il connaît son père, Dramane, à qui il a rendu visite à de nombreuses reprises à Dimbokro (centre) dans les années 1970 ; sa propre fille, Marie, a fréquenté le jeune Alassane, qui étudiait aux États-Unis, et Abdoulaye Fadiga, ancien gouverneur de la BCEAO, en a fait son protégé.

A fleurets mouchetés

Assainissement budgétaire, lutte contre la corruption, fin des passe-droits… Soutenu par le vieux président, qui apprécie sa compétence et sa fidélité, Ouattara s’impose rapidement. En novembre 1990, il est promu Premier ministre. Perçu avant tout comme un technocrate, Ouattara ne fait d’ombre à personne. Du moins pas au début. Car, interrogé par la télévision nationale sur d’éventuelles prétentions à la magistrature suprême, en octobre 1992, le chef du gouvernement répond : « On verra. » Pour Henri Konan Bédié (HKB), l’héritier putatif, l’affaire est entendue : Ouattara veut lui voler sa place. S’ensuivent des passes d’armes à fleurets mouchetés, qui continueront jusqu’à la mort d’Houphouët. Ouattara annonce le décès du chef de l’État au journal télévisé de 13 heures, le 7 décembre 1993. À 20 heures, HKB, alors président de l’Assemblée nationale, déclare sur les mêmes antennes qu’il assure l’intérim.

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Bédié s’installe donc dans le fauteuil d’Houphouët, mais ne rompt pas les ponts avec son supposé adversaire. Les deux hommes continuent de se téléphoner et ne manquent jamais d’échanger leurs vœux de fin d’année. Rappelé sur les rives du Potomac, à Washington, pour prendre le poste de directeur général adjoint du FMI, Ouattara n’en oublie pas pour autant la politique nationale. Ses proches, emmenés par le député Djéni Kobina, tentent de former un courant rénovateur au sein du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Mais Bédié tient fermement les rênes du parti et est le seul à se présenter à la présidence lors du congrès d’avril 1994. Kobina et ses hommes créent, cinq mois plus tard, le Rassemblement des républicains (RDR). Entretemps, la loi électorale a été modifiée. Pour briguer la présidence, les candidats doivent être nés de père et de mère ivoiriens, n’avoir jamais renoncé à la nationalité ivoirienne et avoir résidé de manière continue sur le territoire national durant les cinq années précédant le scrutin. Un texte sur mesure pour écarter Ouattara. Allié au Front populaire ivoirien (FPI) au sein du Front républicain, le RDR boycottera l’élection d’octobre 1995. « Laurent Gbagbo est un homme de bon sens, profondément nationaliste, qui a une forte volonté de changement et qui dispose d’une sérieuse base politique », explique à l’époque Ouattara. Les deux hommes et leurs femmes respectives, Simone et Dominique, se fréquentent alors régulièrement. Les époux Gbagbo se rendent même dans la résidence du couple Ouattara, à Mougins, sur la Côte d’Azur. Mais cette amitié n’est que de façade. Côté Gbagbo, on veut neutraliser le RDR et son mentor. « Nous nous sommes battus pour que le serpent [le parti unique] se coupe en deux, avouera Gbagbo en juin 2000. Si vous ne faites pas attention, le serpent se recolle. Nous avons donc attrapé un morceau pour le mettre de notre côté. Et quand on se rend compte que le côté que nous avons attrapé est en train de nous échapper, nous bondissons, nous attrapons l’autre côté. »

Attaques racistes et sexistes

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Ouattara n’a pas écarté toute idée de travailler avec le PDCI. Courant 1996, il rencontre même Bédié pour lui suggérer de former un gouvernement de « large ouverture » afin de faire face à la crise économique et sociale. Sans succès. Par la suite, le « Sphinx de Daoukro » et ses troupes ne cesseront de tenter de discréditer leur adversaire en promouvant le concept d’ivoirité. On remet en question sa nationalité et celle de sa mère. Dominique fait l’objet d’attaques racistes et sexistes. En juillet 1999, l’ancien Premier ministre rentre au pays dans cette ambiance délétère et, dans la foulée, prend la tête du RDR. Ses relations avec Bédié s’enveniment encore. Le 24 décembre 1999, des militaires mécontents s’emparent du pouvoir. Exilé au Togo puis en France, Bédié est persuadé que son tombeur s’appelle Ouattara.

Le général Gueï prend la tête d’un gouvernement d’union nationale auquel participent le FPI et le RDR. Encouragé par sa femme et par les ministres FPI, il se rêve un avenir présidentiel. Le thème de l’ivoirité refait surface. Une réforme constitutionnelle, soumise à référendum, voit le jour. Elle stipule que les candidats ne doivent pas s’être prévalus d’une autre nationalité. Ouattara, bien qu’ayant appelé à voter oui, est une nouvelle fois écarté de la course à la présidentielle. Gbagbo l’emporte face au général Gueï. Ouattara lance alors ses partisans dans la rue. La répression sera sanglante.

Le RDR boycotte les législatives de décembre 2000, mais participe aux municipales de mars 2001. Ouattara va enfin pouvoir mesurer sa force. Son parti arrive en tête en remportant 63 communes devant le PDCI (60) et le FPI (28). Leçon du scrutin : ADO est à la tête d’un parti urbain à forte implantation nordiste.

En septembre 2001 s’ouvre le Forum de réconciliation nationale, séance de catharsis qui tourne essentiellement autour du procès de trente ans de parti unique et du statut d’Alassane Ouattara­. Après vingt-deux mois d’exil, Bédié rentre au pays et réaffirme son attachement au concept d’ivoirité ; Gbagbo crée la surprise en déclarant que la Constitution a été modifiée pour régler le cas Ouattara. Intervenant le dernier, ADO revendique ses droits en matière d’éligibilité et fait monter les enchères en exigeant de nouvelles législatives dans les six mois et une présidentielle d’ici « un à deux ans ».

Ce forum aura permis de réunir les frères ennemis et de servir de défouloir national, mais il n’a pas réussi à apaiser durablement le climat politique. Lorsque les rebelles des Forces nouvelles (FN) lancent une offensive sur Abidjan, en septembre 2002, le pouvoir y voit la main financière d’ADO. Attaqués par des corps habillés dans leur villa de Cocody, les époux Ouattara doivent escalader le mur d’enceinte de leur résidence pour échapper à la mort, et se réfugient chez l’ambassadeur d’Allemagne. Pour ADO, c’est le début de l’exil.

Alliance contre-nature

En juillet 2004, le sommet d’Accra consacre des retrouvailles avec Bédié. Le président ghanéen, John Kufuor, a eu une idée lumineuse. Il a logé Bédié et Ouattara sur le même palier, dans des appartements qui se font face. Ouattara va saluer son aîné, accompagné de sa délégation. Il sollicite une entrevue. Rendez-vous est pris au petit-déjeuner du lendemain. « Le pays est dans un état si lamentable que les Ivoiriens pourraient nous en rendre responsables, toi et moi, si nous restons sur nos positions nées des incompréhensions du passé. Je propose que, en tant qu’aîné, tu rassembles les houphouétistes que nous sommes afin que de ce rassemblement naisse une force capable de sauver la Côte d’Ivoire. » Le 18 mai 2005, dans les Salons Hoche, à Paris, quatre partis – le PDCI, le RDR, le Mouvement des forces d’avenir et l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire – créent le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Les « refondateurs » du camp Gbagbo se moquent de cette alliance contre-nature, mais Ouattara a pardonné. Bédié, pragmatique, affirme qu’il faut faire « table rase du passé ».

Ouattara, qui vivait depuis trois ans en France, revient en Côte d’Ivoire pour les funérailles de sa mère, en décembre 2005. « C’est autour de la mort que les vivants se réconcilient », écrit le quotidien gouvernemental Fraternité­ Matin. Gbagbo est présent. Il donne l’accolade à son opposant pour un deuil familial aux allures de réconciliation nationale. Quelques mois plus tard, ADO se réinstalle à Abidjan. Tout est à reconstruire : le parti, laissé en déshérence, est à reprendre en main dans l’optique de la présidentielle. Assez rapidement, l’espoir laisse la place au découragement. Gbagbo et Guillaume Soro, le chef de Forces nouvelles (FN), s’installent dans une logique de « ni guerre ni paix », repoussant le scrutin aux calendes grecques. Un temps, on pense même qu’ADO va finir par abandonner la partie, mais la signature de l’accord de Ouagadougou, en mars 2007, lui redonne confiance. Il sonne le rappel des troupes et fait enrôler massivement ses partisans sur la nouvelle liste électorale. À l’époque, Gbagbo reconnaît à son rival quelques qualités. Il ne fustige plus l’homme « violent, malgré les apparences », mais admet, dans une interview accordée à Jeune Afrique, en septembre 2007, qu’« Alassane est brillant et travailleur ».

Pendant ce temps, Ouattara met au point, avec des experts nationaux et internationaux, un programme de gouvernance, présenté lors de la convention de son parti, qui l’investit candidat en octobre 2008. Après un meeting de lancement réussi à Yopougon en mai 2009, il part en campagne, mettant un point d’honneur à visiter toutes les régions. Ses équipes font attention au moindre détail : pas question qu’il soit photographié en train de prier à la mosquée ; ADO ne veut pas apparaître comme le candidat des musulmans. Malgré la pénibilité des tournées sur des routes cahoteuses, l’ambiance est chaleureuse, voire familiale. « C’est agréable et valorisant de travailler avec lui. Il est organisé, constamment disponible et d’un tempérament égal, explique un de ses directeurs de campagne. Il nous a écoutés, il a pris en compte nos conseils et n’a jamais pris de décisions tout seul. » Ouattara n’attaque plus ses adversaires de manière frontale. Il amadoue Bédié et parle peu à Gbagbo, pour éviter toute fâcherie. Au fil du temps, Ouattara parvient à gommer son image de grand bourgeois offshore, habitué aux mondanités et amateur de champagne servi par des domestiques en gants blancs. Devancé par ses concurrents dans les sondages, il grignote progressivement son retard. Le 31 octobre, beaucoup sont surpris de le voir au second tour. Gbagbo croit encore en ses chances en pariant sur la division des houphouétistes. Raté : l’électorat baoulé a tranché. Les deux morceaux du serpent sont bel et bien recollés.

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