Dans la tête des méditerranéens

À l’initiative de la Fondation Anna Lindh, l’institut Gallup a mené une vaste enquête auprès de 13 000 citoyens des trois rives de la méditerranée afin de mieux cerner les valeurs qui les animent et la perception qu’ils ont de leurs voisins.

Alger, le front de mer, le port, et le quartier Belouizdad. © Ludovic Courtès

Alger, le front de mer, le port, et le quartier Belouizdad. © Ludovic Courtès

Publié le 6 octobre 2010 Lecture : 8 minutes.

Les chefs d’État qui hésitent encore à se rendre au prochain sommet de l’Union pour la Méditerranée (UPM), prévu les 21 et 22 novembre à Barcelone (Espagne), feraient bien de lire le dernier rapport de la Fondation Anna Lindh. Fruit de deux années de travail, ce document sans précédent propose une véritable radioscopie des cultures du Bassin méditerranéen et du regard mutuel que se portent ses habitants.

L’institut Gallup, à la demande de la fondation, a ainsi sondé 13 000 personnes des rives nord, sud et est de Mare Nostrum, réparties dans treize pays1 représentant quelque 800 millions d’âmes. Thèmes centraux : la relation à la région et les échelles respectives des valeurs. Après avoir défini leur propre référentiel culturel, les sondés ont été invités à se prononcer sur leur perception des valeurs éducatives cardinales de leurs voisins.

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Quarante et un experts², choisis pour leur engagement proméditerranéen, ont analysé ce jeu de miroirs, décryptant les résultats et proposant des pistes d’action pour resserrer les liens entre les peuples. Une volonté de raviver l’esprit fondateur de l’UPM au moment où la tentation du repli identitaire, les velléités irrédentistes, la stigmatisation de l’étranger occupent le devant de la scène médiatique.

Ce rapport se veut un outil, une feuille de route, une boussole, à la disposition des décideurs

« L’Europe est traversée par des peurs et des archaïsmes. Il ne s’agit pas là d’un débat rhétorique, mais du cœur d’une actualité politique à recadrer, plaide André Azoulay, conseiller de Mohammed VI et président de la Fondation Anna Lindh. Ce rapport se veut un outil, une feuille de route, une boussole, à la disposition des décideurs. »

« Notre mer à tous »

Premier enseignement : les populations sont très attachées à leur région et voient dans l’UPM, cette union en construction, de nombreuses opportunités économiques, culturelles et sociales. Les trois quarts des sondés ont une image positive de la Méditerranée, réputée pour son hospitalité, son art de vivre, sa bonne chère, son histoire ou encore sa créativité. Ils sont plus de 80 % à la considérer comme un « héritage commun ».

En France, un historien comme Fernand Braudel, spécialiste des civilisations méditerranéennes, ou l’écrivain Albert Camus, qui décrit un espace cosmopolite, un lieu de rencontre entre commerçants, artistes et touristes, ont fortement influencé les consciences.

Des films cultes ont réinventé la romanesque – mais ancienne – Méditerranée

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« Celles-ci ont également été façonnées par la puissante industrie cinématographique américaine, soutient Anat Lapidot-Firilla, de l’Institut Van Leer de Jérusalem. De Cléopâtre à Ben Hur en passant par Shirley Valentine et Midnight Express, des films cultes ont réinventé la romanesque – mais ancienne – Méditerranée. » À ceci près que l’attachement y est un peu moins fort au sud. « La plupart des intellectuels égyptiens se réclament d’autres cercles : africain, musulman, arabe », ajoute le chercheur.

Globalement, les plus « méditerranéens » sont les citadins, les élites, les employés, les étudiants, les immigrés et les enfants d’immigrés. Ces deux derniers groupes sont les plus attachés à Mare Nostrum. Ils l’enjambent régulièrement pour retrouver leurs racines, choisissent même parfois de revenir dans la mère patrie ou de vivre entre deux pays.

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Allemands, Grecs et Suédois (97 %, 94 % et 93 %) trouvent la région accueillante, les Égyptiens, moins (avec tout de même 72 %). Les Marocains pensent à 86 % qu’elle favorise la création, et 60 % des sondés voudraient en savoir plus sur les ressortissants des autres pays de la zone.

Cela est particulièrement vrai pour les populations de la rive sud, en quête d’informations sur les conditions économiques et sociales dans le Nord ; 40 % d’entre eux disent avoir de la famille ou des amis vivant en Europe. L’Allemagne pour les Turcs, la France pour les Maghrébins sont les principales destinations choisies par les migrants.

Terrible constat pour les dirigeants du Sud : à la question de savoir où les sondés aimeraient, s’ils le pouvaient, refaire leur vie, seuls 8 % de leurs concitoyens répondent qu’ils resteraient dans leur pays, contre 77 % pour les Européens. Près de la moitié du panel nord-africain émigrerait volontiers en Europe ou en Amérique, mais aussi de plus en plus dans le Golfe et les pays subsahariens, pour y tenter sa chance.

Le poids de l’histoire

Dans leur rapport au Sud, les Européens, eux, sont davantage mus par le besoin de découverte… et de soleil. Un tiers d’entre eux sont déjà allés en vacances sur une autre rive. La Turquie, l’Égypte, la Tunisie et le Maroc sont les destinations les plus citées.

Malgré cette perception globalement positive, 70 % des sondés voient la région comme une source de conflits. Un sentiment prédominant dans les pays en proie à des querelles frontalières, comme la Grèce et la Turquie, ou impliqués dans le processus de paix israélo-palestinien, notamment la Suède. Cette perception est liée à des siècles d’affrontements.

« Nos stéréotypes et lieux communs sont nourris par la mémoire douloureuse de la conquête arabe du VIIe au XVe siècle, des croisades chrétiennes entre 1099 et 1290, de la colonisation européenne aux XIXe et XXe siècles, à la poursuite de la domination de l’Occident sous différentes formes, comme l’implantation de l’État d’Israël au cœur du monde arabe en 1948 et l’invasion américaine de l’Irak en 2003, explique le Palestinien Bichara­ Khader, professeur à l’université de Louvain, en Belgique. Des islamistes radicaux en profitent pour dénoncer la nouvelle croisade des Occidentaux, et l’immigration clandestine en Espagne est décrite comme le retour des Maures. »

Certains polémistes n’hésitent pas non plus à réactiver, à propos de l’essor de l’islam en Europe, le mythe de la grande menace. Une thèse dangereuse qui fait néanmoins son chemin, confortée par le prétendu nouveau « choc des civilisations » où l’ennemi soviétique aurait été remplacé par le djihadiste.

Pour les Européens, la solidarité familiale et le respect des autres cultures sont pourtant les deux valeurs cardinales. Une bonne nouvelle qui relativise les poussées de fièvre racistes et xénophobes aux Pays-Bas, en France, en Italie et en Belgique ; 32 % des sondés font de la transmission de ces deux valeurs leurs priorités en matière d’éducation, loin devant l’obéissance (10 %), l’indépendance (10 %), la curiosité (8 %) et la religion (5 %).

En revanche, au sud et à l’est, 41 % des sondés font de la foi religieuse la première valeur à inculquer aux enfants. « Cela n’est pas surprenant, explique le politologue marocain Mohamed Tozy. On doit garder à l’esprit que les systèmes politiques en vigueur ont construit leur référence normative sur la religion, et la socialisation par la religion est un objectif en soi. Même dans les pays qui ont connu une période de décléricalisation, comme la Turquie de Mustafa Kemal et la Syrie des baasistes, la croyance n’a jamais été marginalisée. » Dans ce contexte, un Marocain et un Égyptien sur deux, deux Libanais, deux Turcs et deux Syriens sur trois accordent de l’importance à l’éducation religieuse.

Une réalité dont les Européens ne mesurent pas la portée. « Les divergences importantes sur le terrain des valeurs religieuses représentent le défi le plus important qu’ils devront affronter, explique Dalia Mogahed, directrice exécutive de la section des études islamiques de Gallup. Si l’on considère la religion comme un élément central, alors que l’autre la perçoit comme quelque chose de peu important, voire de dangereux, alors la relation pourrait déboucher sur des incompréhensions ou des disputes. »

Après la religion, les pays du Sud accordent une attention particulière à l’obéissance (18 %), devant la solidarité familiale (15 %), moins ancrée que l’on pourrait l’imaginer. « La famille est souvent perçue comme un fardeau et même comme un obstacle à l’essor et à l’émancipation de l’individu », précise Mohamed Tozy. Les Européens sous-estiment l’importance de l’obéissance dans l’éducation des enfants des pays du Sud et de l’Est.

Les idées reçues sont tout aussi répandues sur les trois rives. Environ 60 % des sondés du Sud pensent que les parents européens consacrent un temps précieux à apprendre à leurs enfants à vivre de manière indépendante, et 44 % d’entre eux voient la transmission de la curiosité comme une valeur européenne fondamentale.

Autre erreur de jugement : moins d’un quart des personnes interrogées pensent que les Européens enseignent le respect des autres cultures, et seulement 17 % estiment que la solidarité familiale est importante dans le Nord, alors qu’il s’agit des deux principales valeurs éducatives des Européens.

Des médias montrés du doigt

Tous ces points de vue résultent en partie des relations nouées entre les habitants des trois rives mais aussi des images relayées par les médias. Les contacts directs entre les citoyens méditerranéens ne sont pourtant pas si fréquents. Si 40 % des habitants du Sud et de l’Est déclarent avoir des amis ou des proches en Europe, 76 % d’entre eux n’ont pas été en contact avec quelqu’un de l’autre rive au cours de la dernière année.

Du côté européen, 63 % des sondés disent n’avoir jamais visité un pays du Sud et de l’Est. Les 30-50 ans sont les plus enclins à développer des relations avec les habitants des autres rives à travers le travail, les jeunes générations utilisant davantage internet pour se rencontrer. La principale source d’information reste la télévision (58 % pour les Européens et 55 % pour leurs voisins), devant la presse écrite et les films documentaires.

Les médias ne véhiculent pas une image positive de l’autre

Mais, et c’est un grand sujet de préoccupation, les médias ne véhiculent pas une image positive de l’autre. C’est du moins l’avis de 79 % des Européens. Sur les autres rives, ce sentiment est un peu moins prononcé, notamment au Liban et au Maroc où 40 % et 38 % des sondés estiment que les médias peuvent faire évoluer favorablement les opinions.

Dans ses conclusions, le rapport Anna Lindh propose justement une série de mesures à l’école, sur les antennes et dans les journaux pour favoriser une meilleure connaissance des autres cultures. Et en finir avec des préjugés aux conséquences souvent désastreuses.

1 Allemagne, Bosnie-Herzégovine, Egypte, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Liban, Maroc, Royaume-Uni, Suède, Syrie, Turquie.

² Parmi eux, le politologue Mohamed Tozy, le démographe Youssef Courbage, le président de Gallup Europe Robert Manchin, le haut représentant de l’ONU pour l’Alliance des civilisations Jorge Sampaio, l’écrivain libanais Amin Maalouf, le secrétaire général de la Ligue arabe Amr Moussa.

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