Le nouvel eldorado des consultants

Deloitte, KPMG, McKinsey… À Casablanca, Tunis, Alger, les cabinets de conseil et d’audit débarquent en force. Le marché est estimé à plus de 2 milliards d’euros par an en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Ernst and Young a été sollicité à plusieurs reprises par le gouvernement marocain. © Shannon Stapleton/Reuters

Ernst and Young a été sollicité à plusieurs reprises par le gouvernement marocain. © Shannon Stapleton/Reuters

Publié le 6 juillet 2010 Lecture : 6 minutes.

L’anecdote est connue des milieux d’affaires tunisiens. Saisi par la crainte de voir son groupe se disloquer après lui, un homme d’affaires s’adresse en 2006 à un ancien banquier, reconverti dans le conseil, pour l’aider à pérenniser le petit empire qu’il s’était bâti en près de quarante ans, en en améliorant l’organisation et le fonctionnement. L’expert sollicité, Ezzeddine Saïdane, directeur général de Directway Consulting après avoir été pendant une bonne vingtaine d’années le numéro deux de la Banque internationale arabe de Tunisie, se met en tandem avec la Société générale. Deux cadres de la banque française font le déplacement à Tunis pour visiter les entreprises du groupe en compagnie de leur partenaire local. La très alléchante « perspective de gains substantiels en termes d’efficience, de productivité et, partant, de rentabilité », promise par les experts, a laissé de marbre le vieux chef d’entreprise lorsqu’il a pris connaissance du devis : près de 400 000 euros.

L’histoire est vraie, mais les temps ont changé. Les Maghrébins sont moins rétifs à l’idée d’investir dans des prestations immatérielles. « Les mentalités évoluent, le marché du conseil se développe », confirme Ezzeddine Saïdane. De Tunis à Casablanca en passant par Alger, le secteur n’est plus le far west. Au contraire. Le marché de l’audit et du conseil atteint 2,2 milliards d’euros en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Dont le tiers dans le secteur des télécoms. À titre de comparaison, le marché français s’établit à 4,3 milliards d’euros par an. « Le Maroc a pris de l’avance, la Tunisie a suivi et l’Algérie suivra », prédit Gianluca Marcopoli, directeur général des opérations d’Accenture pour l’Afrique du Nord.

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Une tendance qui n’a échappé ni aux « Big Four » – PricewaterhouseCoopers, Deloitte, Ernst & Young et KPMG – ni à leurs concurrents (Accenture, Roland Berger, McKinsey, BearingPoint…). Ils ont tous identifié le Maghreb, et plus largement l’Afrique du Nord, comme une cible prometteuse, d’abord en suivant leurs clients (Veolia, Vivendi, Total, Suez…) dans leurs implantations, puis en s’y installant à leur tour. « Il y a un vrai buzz autour de l’Afrique et de son développement. Beaucoup de nos clients qui s’intéressaient à l’Asie, des multi­nationales présentes dans les services financiers, les technologies, les biens de consommation ou les télécoms, se disent que c’est le moment d’investir », explique Sami Chabenne, l’un des deux directeurs associés du nouveau bureau du Boston Consulting Group (BCG), à Casablanca.

Chasseurs de tête

Les implantations se multiplient. Présent au Maghreb depuis plus de cinq ans dans ses métiers de l’audit (certification des comptes, modernisation des systèmes comptables, intégration de systèmes d’information…), Accenture lance localement son activité de conseil et recrute depuis avril une équipe pour son bureau marocain, avant de l’étendre en Algérie et en Tunisie. Au même moment, BearingPoint Europe (ex-Arthur Andersen en France) créait une direction « Emerging Markets », dirigée par Jean-Michel Huet. « Au moins 80 % de son activité se fera sur le continent », précise-t-il. Là aussi, un cabinet de chasseurs de têtes marocain est à l’œuvre pour embaucher une vingtaine de consultants d’ici à la fin de l’année, alors que l’ouverture de la première antenne commerciale est programmée à Casablanca pour le second semestre 2010. Des bureaux suivront à Tunis et à Alger. Toujours en avril, BCG a ouvert un bureau dans la capitale économique du royaume chérifien. « Nous avons planté notre drapeau à Casablanca, c’est notre premier bureau officiel en Afrique, il s’occupera principalement du Maghreb », précise Sami Chabenne.

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Tête de pont pour les implantations au Maghreb, le Maroc est un nouvel eldorado. « C’est le marché le plus mature. On y sert aussi bien nos clients étrangers que les groupes locaux ou les services publics », explique Philippe Ausseur, associé d’Ernst & Young. Installé depuis des décennies au Maghreb où il exerce ses quatre métiers – l’audit, le conseil, le juridique et le fiscal ainsi que les transactions (fusions et acquisitions) –, le groupe y emploie plus de 200 salariés, dont la moitié au Maroc.

Le « boom » du Maroc

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Les cabinets s’en donnent à cœur joie. Accenture a successivement concocté deux études stratégiques en 2009, l’une pour l’expansion en Afrique de Royal Air Maroc et l’autre pour le développement des sports de masse et d’élite. De son côté, McKinsey a réalisé des études pour le développement de l’industrie et de la logistique, et pour les stratégies de relance après la crise. Quant à BearingPoint, il est sollicité par les trois opérateurs de téléphonie, alors que l’allemand Roland Berger a planché sur les opportunités offertes au Maroc par son association de libre-échange avec les États-Unis.

Le Maroc doit ce « boom » à Hassan II, rappelle un banquier : « Dans les années 1980, le souverain chérifien a exigé d’avoir les vrais chiffres du système bancaire. De cette façon, il a créé les conditions du développement du système bancaire et de l’éclosion des métiers du conseil dans son pays. » C’est d’ailleurs Accenture qui a conseillé et piloté la fusion de la Banque commerciale du Maroc et de WafaBank pour donner naissance en 2003 au premier groupe marocain du secteur : Attijariwafa Bank.

Plus restreint par la taille, le marché tunisien n’en est pas moins actif. Ces deux dernières années, McKinsey a accroché trois gros clients à son tableau de chasse (voir page ci-contre). Le décollage du marché est imputable à l’État. Les pouvoirs publics ont commencé timidement à consommer du conseil en 1995 pour mesurer l’impact, sur une économie surprotégée, de l’accord d’association signé avec l’Union européenne. L’État demeure le premier client et dépense entre 5 et 7 millions d’euros par an en études. En 2010, il en a lancé sur le développement de l’exportation des services de santé, les énergies renouvelables, l’offshoring, les régions et l’eau.

L’Algérie attise les convoitises

Toutefois, c’est l’Algérie qui attise les convoitises. « Le pays a le plus fort potentiel de croissance et il a entamé un fort mouvement de rattrapage », note Philippe Ausseur. Tous les cabinets sont en place. Après l’arrivée de KPMG en 2002, une déferlante a envahi le pays à partir de 2007 : Deloitte, Bernard Krief Consultants, Ernst & Young, PricewaterhouseCoopers, etc., officient à Alger. Ils ont en ligne de mire le chantier des privatisations. « Elles sont toujours à l’ordre du jour », assure l’un d’eux.

Cette concurrence exacerbée étouffe l’essor des cabinets locaux, qui interviennent souvent en appui, mais elle n’altère pas les ambitions des majors. « Notre objectif est de continuer notre croissance à deux chiffres sur les trois pays. C’est une zone stratégique », explique Philippe Ausseur. Même appétit pour le numéro un mondial, l’américain PricewaterhouseCoopers : « Le potentiel de croissance du marché maghrébin sera supérieur à 20 % dans les années à venir », assure Nicolas Granier, responsable des activités juridiques et fiscales du cabinet.

En revanche, les cabinets restent très discrets sur leurs résultats. Peut-être parce que l’activité est très lucrative. Les cabinets de conseil en stratégie internationaux facturent la journée d’un consultant autour de 5 000 euros, contre 100 à 400 euros pour des cabinets locaux. Dans l’audit, les tarifs varient de 1 000 à 1 500 euros par jour et vont de 1 500 à 2 000 euros dans le conseil en management et les interventions de consultants sectoriels (télécoms par exemple).

Toutefois, le Maghreb peut réserver des surprises. La Deutsche Bank, qui détient 51 % du capital de l’algérien Strategica, un bureau d’ingénierie financière né en 2002, vient d’en faire l’amère expérience. « Toute entité publique liée par un contrat de prestation avec le bureau d’études en question est tenue de le dénoncer immédiatement », a ordonné le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, dans une circulaire datée du 21 juin. Strategica, qui a conseillé Sonatrach, Sonelgaz, Algérie Télécom, Air Algérie, Cevital, est suspecté par les autorités de vendre ses informations à des « intérêts économiques étrangers ». L’affaire ne fait que commencer. Il est trop tôt pour dire si elle freinera l’essor du conseil.

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