Leïla Menchari

Décoratrice en chef de Hermès, cette Tunisienne expose à l’Institut du monde arabe les vitrines fantastiques qu’elle crée, depuis trente ans, pour le groupe de luxe.

Leïla Menchari © Frédérique Jouval pour J.A.

Leïla Menchari © Frédérique Jouval pour J.A.

Publié le 3 juin 2010 Lecture : 5 minutes.

« Mon premier voyage a commencé au pied de deux escaliers de pierre. C’était un endroit extraordinaire sentant le citron et le jasmin, un jardin à la fois anarchique et construit, une jungle folle avec des paons, des daturas énormes, une longue allée et un bassin sur lequel flottaient des nénuphars bleus. Je n’avais jamais vu de fleur poussant dans l’eau. Je suis entrée dans la rareté par ce chemin-là… »

Rien du charme étrange qui a enveloppé, en 1938, une jeune Tunisienne de 11 ans entrée par hasard dans un merveilleux jardin d’Hammamet, n’a disparu de l’univers de Leïla Menchari. Soixante-dix ans plus tard, chaque « lever de rideau » sur les vitrines Hermès rappelle ce même « anarchisme construit » devenu la griffe de sa décoratrice en chef. Car c’est bien un vent de folie qui s’est abattu sur le 24, rue du Faubourg-Saint-Honoré, lorsque Hermès a décidé, en 1978, de confier ses décors à son imaginaire fougueux. La Tunisienne, alors étudiante aux Beaux-Arts de Paris, avait frappé deux décennies plus tôt à la porte de la directrice de la décoration, Annie Beaumel. « J’étais d’une timidité sans nom, se souvient-elle. Je suis arrivée devant Annie et elle m’a lancé : “Montrez-moi vite ce que vous faites, je n’ai pas le temps.” J’ai sorti le dessin du jardin, où j’avais représenté les fleurs que j’aimais, mais façonnées en cuir. Elle m’a regardée et m’a dit : “Vous allez me dessiner vos rêves.” Je n’y croyais pas et je me suis dit : “Ces gens-là sont simplement trop polis pour me mettre à la porte.” Mais j’ai aussi pensé : “S’ils sont sérieux, ils ne te le diront pas deux fois.” Alors je me suis mise au travail. »

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Depuis, Leïla Menchari a réalisé plus de cent vingt décors pour Hermès, « à la manière d’un metteur en scène qui, dans un espace tout petit et à travers une figure imposée, arrive à nous faire voyager », témoigne Bali Barret, qui travaille depuis cinq ans avec elle sur le choix de couleurs pour les fameux « carrés » Hermès. Ce sont ces décors qui, reconstitués pour l’exposition « Orient-Hermès. Voyages de Leïla Menchari », sont exposés à l’Institut du monde arabe à Paris.

La vitrine triangulaire du magasin du « 24, Faubourg » est le lieu de toutes les fantaisies. Dans 12 m2, Leïla fait surgir les ruines de Carthage ou la jungle mexicaine, la savane africaine ou un sérail de Byzance. Son univers est peuplé de griffons et d’éléphants, de paons blancs, d’aras et de papillons bleus. Il regorge de marbres et de dorures, de soieries et de métaux frappés. À tel point que les sacs et accessoires semblent parfois perdus dans un amoncellement de curiosités. « Il est arrivé que Jean-Louis Dumas (l’ancien président de Hermès, décédé le 1er mai dernier) me dise : “Elle est magnifique, ta vitrine… Mais il n’y a rien à vendre !” Je lui ai répondu : “Ce n’est pas pour vendre, c’est pour rêver.” Il m’a répondu : “Ah bon, c’est très bien alors…” »

Pour faire rêver, Leïla court les palais indiens et les ateliers de dinandiers marocains, les mosquées de Cap Bon ou les villages masaïs, qu’elle ressuscite dans une vision idéalisée, parfois stéréotypée, comme dans cette scène de crépuscule africain où les animaux, en paix, viennent boire ensemble au marigot parce que, dit-elle, « en Afrique, il y a de tout, mais il y a aussi cette sérénité ».

La sérénité, l’a-t-elle trouvée, elle qui se dit encore « malade » d’angoisse à chaque « lever de rideau » et semble avoir une seule obsession, celle de ne pas décevoir ? « Ce souci-là est un moteur, dit-elle. Les gens que vous admirez, vous levez la tête pour les regarder, vous vous hissez pour être près d’eux. » C’est sans aucun doute cette exigence envers elle-même qui a conduit la petite fille du jardin à prendre un chemin bien différent de celui qu’on avait voulu lui tracer.

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Née à Tunis d’un père juriste et d’une mère greffière au tribunal, Leïla n’est certes pas issue d’une famille ordinaire. Enfant, son père lui apprend à boxer, et sa mère, petite-fille du dernier sultan de Touggourt, est l’une des premières Tunisiennes à enlever le voile. À 11 ans, elle fait la connaissance de Violet et Jean Henson, propriétaires du jardin « magique », qui lui ouvrent un univers où se côtoient le peintre Cocteau, le cinéaste Visconti et le sculpteur Giacometti. Quelques années plus tard, Leïla entre aux Beaux-Arts de Tunis.

« Une fois les études terminées, ma mère m’a dit qu’il était temps de préparer mon trousseau. C’était terrible. Je me suis dit : “Comment vais-je échapper à cela ?” J’ai compris alors que j’avais un combat à mener, non contre les miens, mais contre une forme de société. L’idée qu’un homme puisse venir et dire “vous êtes ma femme” était répulsive. Comment voulez-vous être capable d’affirmer à un homme que vous allez rester avec lui toute votre vie, et vice versa ? Je ne supportais pas l’idée de pouvoir peser sur l’existence de quelqu’un. Il faut se choisir, faire un certain chemin ensemble et laisser la vie décider du reste. »

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La vie dans la Tunisie des années 1940 destinait pourtant Leïla à être femme au foyer, jusqu’à ce qu’une autre promenade lui fasse changer de trajectoire. « J’étais de passage pour une journée à Paris. J’ai décidé de la passer aux Beaux-Arts. Je suis arrivée dans une salle où il y avait une longue file d’attente et une pancarte : “Inscription aux examens.” J’ai rempli le dossier, en me disant que je ne risquais rien et que ça me porterait chance. Quelques semaines plus tard, j’ai été contactée pour passer les épreuves. Mon père a convaincu ma mère de me laisser y aller, et j’ai réussi. Les jeux étaient faits. »

Loin de la médina de Tunis, une nouvelle époque commence. Celle où Leïla et son ami Azzedine Alaïa, en étudiants peu fortunés, se passent de repas afin d’aller au cinéma. Celle, aussi, où elle rencontre le couturier Guy Laroche, qui en fait son mannequin vedette, la mettant en tête des défilés jusqu’à ce que, à la suite du décès de sa mère, la jeune femme décide d’« arrêter de faire le clown sur un podium et de reprendre les pinceaux ». C’est à ce moment qu’elle vient frapper au 24, rue du Faubourg-Saint-Honoré, la maison qui l’accueillera pendant cinquante ans.

« Après avoir signé avec Hermès, je me suis souvenue d’une chose très étrange : un jour, quand j’étais petite, ma mère m’avait prêté un foulard Hermès, un “carré”, pour me porter chance à un examen. En rentrant à la maison, je me suis rendu compte que je l’avais oublié à l’école. Je lui ai promis que j’irais le chercher ou que je lui en achèterais un autre. Maman a rétorqué : “Où crois-tu que tu vas en trouver ? Au souk ? Décidément, tu ne comprendras jamais le raffinement !” » La maison Hermès a pensé autrement. 

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