Le paradoxe berbère

Un temps considérée comme un facteur de division, puis comme une menace pour l’unité nationale, l’amazighité constitue désormais l’un des éléments reconnus de l’identité algérienne. Une sacrée avancée, même si tout n’est pas réglé.

« Ainsi enduré », toile réalisé par le touareg Hawad © D.R

« Ainsi enduré », toile réalisé par le touareg Hawad © D.R

Publié le 25 novembre 2009 Lecture : 6 minutes.

Algérie, ce que veulent les Berbères
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Algérie, ce que veulent les Berbères

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À la veille du match couperet, le 14 novembre 2009, au Caire, entre l’Algérie et l’Égypte, en vue des qualifications pour la Coupe du monde de football, certains médias égyptiens sont tombés dans l’invective et l’insulte. « L’arabité du peuple algérien est douteuse. Il s’agit de Berbères parlant une étrange langue », pouvait-on lire ou entendre. Il y a quelques années, cette formule aurait déclenché le lynchage du premier Égyptien croisé dans une rue d’Alger. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Sabiha Merine, sociologue à Boumerdès, elle-même Berbère du mont Chenoua, est catégorique : « L’Algérien, qui a toujours eu mal à son amazighité, à sa berbérité, si vous préférez, semble s’être réapproprié son identité, réglant ainsi un vieux complexe. Il n’hésite plus à se définir comme arabo-berbère. Cette récente évolution est le produit de la reconnaissance par la Constitution de la dimension amazighe de la personnalité algérienne. » Est-ce à dire que poser la question « Qui est berbère en Algérie ? » est aujourd’hui incongru ? Pas si sûr.

Le mot berbère est censé désigner les populations autochtones de la Numidie de la période punique, autrement dit de l’Afrique du Nord centrale avant les invasions phénicienne, romaine puis vandale. Dans l’un de ses sketchs, l’humoriste kabyle Mohamed Fellag ironise : « Tous les envahisseurs de l’Algérie – même les Français – ont fini par repartir, sauf les Arabes, qui ont pris racine. » Succession d’invasions, guerres fratricides pour le contrôle des terres fertiles et mouvements de populations ont provoqué un inextricable mélange ethnique. Au fil des siècles, le facteur linguistique est ainsi devenu le seul critère d’appartenance.

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Complexité ethnographique

« N’est berbère que le berbérophone. » La formule du linguiste Salem Chaker renvoie à une complexité ethnographique. La langue berbère, le tamazight, a au moins six déclinaisons en Algérie et fragmente l’entité berbère en six ramifications: les Kabyles, les Chaouis, les Touaregs, les Mozabites, les Zénètes (Berbères noirs) et les Chenouis. Pour mieux comprendre la question amazighe en Algérie, un rappel historique est donc nécessaire.

En 2001, J.A. avait consacré un dossier sur cette question (voir J.A. n° 2102-2103) qui expliquait notamment pourquoi, de toutes les régions berbérophones, seule la Kabylie a été à l’avant-garde de cette lutte identitaire. Celle-ci a été abordée pour la première fois lors du congrès du Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD) en 1949. Mais les principaux leaders berbères, Krim Belkacem et Hocine Aït Ahmed, donnent la priorité à la lutte pour l’indépendance. « Ils étaient convaincus, analyse Sabiha Merine, que le futur État aborderait sans complexe la question identitaire. Le berbérisme est mis entre parenthèses au profit du combat libérateur. Ils se sont trompés. » Quelques ultras ne tombent pas dans le piège et insistent sur les origines berbères du peuple algérien. « Tout cela relève d’une manœuvre de division orchestrée par le colonialisme », répliquent les dirigeants du courant nationaliste et militants de l’arabo-islamisme. La berbérité et les porteurs de cette revendication deviennent ainsi progressivement des ennemis de l’intérieur : une menace pour la Révolution et un péril pour l’unité nationale et la toute jeune République algérienne démocratique et populaire.

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Et pourtant. Le pouvoir n’a jamais exclu les berbérophones de ses structures, alimentant ainsi un saisissant paradoxe. La haute hiérarchie militaire est restée entre les mains des Chaouis, les Berbères des Aurès : de Tahar Zbiri, premier chef d’état-major, à Khaled Nezzar, dernier ministre de la Défense (le portefeuille est aujourd’hui détenu par le président Abdelaziz Bouteflika). La Sécurité militaire, pilier essentiel du système, a longtemps été également sous la coupe de Kasdi Merbah, de son vrai nom Abdallah Khalef, un Kabyle. Aujourd’hui encore, les services de renseignements, le tout-puissant Département recherche et sécurité (DRS), ont à leur tête le Berbère Mohamed Mediène, alias Tewfik, originaire de Bordj Bou Arreridj, en Petite Kabylie.

Les Berbères n’ont jamais été loin, non plus, du pouvoir politique : de Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), de 1958 à 1961, à Ahmed Ouyahia, actuel Premier ministre, en passant par les Chaouis Houari Boumédiène ou encore l’ex-Premier ministre Ali Benflis. Faut-il également rappeler que le père de l’arabisation en Algérie a été un Kabyle en la personne de Mouloud Kacem Naït Belkacem ? Idem pour ce qui est du pouvoir économique. Les exemples sont nombreux. Le poste de gouverneur de la Banque centrale d’Algérie a souvent été confié à un Berbère : du Kabyle Abdelouahab Keramane au Mozabite Abderrahmane Hadj Nacer. Bon nombre des plus grands capitaines d’industrie sont également berbères, d’Issad Rebrab – le patron du groupe Cevital, qui opère dans l’agroalimentaire et l’industrie – à Ali Haddad, le poids lourd du BTP.

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« La récupération de l’élite kabyle par le pouvoir a durablement affaibli la cause amazighe », tranche Salem Chaker. Quant à cette élite, surnommée parfois « les Kabyles de service », entrisme ou pas, elle a prospéré, enfouissant son sentiment d’appartenance. « Ils ont joué l’arabisme par survie », estime aujourd’hui l’artiste peintre touareg Hawad, qui rappelle que le pouvoir n’a jamais hésité à mater les poussées de fièvre amazighes. De quoi dissuader toute velléité de contestation.

Les Mozabites cohabitent difficilement avec les arabophones, certes, mais ils évitent soigneusement toute confrontation avec le pouvoir politique. Les Zénètes ou les Touaregs vivent paisiblement leur particularisme. Et finalement, seule la rebelle Kabylie a mené le combat. « Cela tient à l’histoire, explique Salem Chaker. La région a été scolarisée dès le début du XXe siècle, à la différence de celle des Aurès. L’autre facteur est lié à la forte émigration kabyle en métropole au lendemain de la Première Guerre mondiale. À partir de 1915, un immigré sur deux en France était kabyle. Cela a permis la confrontation avec les autres cultures et favorisé la prise de conscience identitaire. » Après la première mobilisation du Printemps berbère en 1980, il faut attendre les années 1990 pour que la contestation s’étende aux autres régions berbérophones.

Enseignement du tamazight

En 1994, une « grève du cartable » frappe les établissements scolaires de Kabylie, mais aussi des Aurès et du Touat, et ceux de la vallée du Mzab. Le mot d’ordre : l’enseignement du tama­zight. Le pouvoir recule, enfin, et crée en 1995 un Haut-Commissariat à l’amazighité chargé d’introduire l’idiome dans les manuels scolaires.

Mais la consécration – ou du moins l’avancée la plus significative – viendra dans la foulée du second Printemps berbère, en avril 2001. La mort suspecte du jeune lycéen Massinissa Guermah, dans les locaux d’une brigade de gendarmerie de Beni Douala, dans la région de Tizi Ouzou, met le feu aux poudres. La contestation gagne toute la Kabylie et s’étend à Alger. Les partis politiques, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et le Front des forces socialistes (FFS), sont dépassés. Les comités de villages et de tribus, les Arouch, prennent le relais et négocient avec le pouvoir sur une plate-forme de quinze revendications élaborée à El-Kseur. Le Premier ministre Ali Benflis, puis son successeur, Ahmed Ouyahia, tous deux berbères, acceptent le dialogue. En 2002, la Constitution reconnaît le tamazight comme langue nationale. « Désormais l’Algérien se revendique plus comme un Arabo-Berbère que comme arabo-musulman », explique Sabiha Merine. Mais cette juste reconnaissance a affaibli la cause sans atténuer, par ailleurs, le sentiment de marginalisation culturelle. C’est le deuxième paradoxe.

Velléités autonomistes

L’échec de l’enseignement du tamazight explique cette situation. « L’indigence des outils pédagogiques et l’absence d’une véritable académie tamazight ont réduit cette langue à une simple discipline facultative. Du coup, même en Kabylie, les classes de tamazight se dépeuplent et les enseignants abandonnent cette vocation », dénonce Fatiha Agdader, enseignante à Alger.

Est-ce à dire que l’Algérie a définitivement rangé la question berbère et tourné le dos aux particularismes ? Peut-on envisager une volonté, indicible et collective, d’ensevelir les sujets qui fâchent après le traumatisme du terrorisme islamiste. À voir l’ambiance qui règne à Berriane et les revendications portées par le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) de Ferhat Mehenni, cette analyse, commode, est erronée.

« Nous n’avons pas renoncé à ce que le tamazight soit une langue officielle et non pas seulement nationale », scande Louisa Hanoune, porte-parole du Parti des travailleurs (PT, première force d’opposition au sein du Parlement).

En attendant, on regarde sans broncher le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, s’exprimer en kabyle lors des questions orales à l’Assemblée nationale. Une chaîne de télévision tamazight a été créée, et les frontons de certaines administrations arborent des inscriptions en tifinagh (l’alphabet tamazight). Et Aujourd’hui, hormis quelques ultras du nationalisme panarabe, la quasi-totalité des Algériens se revendique amazigh, des « hommes libres ».

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