Le cas Bemba

Détenu depuis un an et demi, l’ex-vice président du Congo et chef de guerre n’a toujours pas été jugé. La CPI ne veut rien négliger, son procès est aussi celui où se joue la crédibilité de la justice internationale.

En juillet 2009, Bemba est autorisé à aller aux obsèques de son père © Thierry Charlier/AP/SIPA

En juillet 2009, Bemba est autorisé à aller aux obsèques de son père © Thierry Charlier/AP/SIPA

Publié le 9 novembre 2009 Lecture : 9 minutes.

De notre envoyée spéciale à La Haye et Bruxelles

Deux tours crénelées, des murailles de brique, un ciel toujours gris : devant la prison de Scheveningen, même la plus blanche des oies se sent coupable. La forteresse pourrait être le palais d’un dictateur paranoïaque. C’est la nouvelle maison de Jean-Pierre Bemba.

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Depuis le 3 juillet 2008, le bouillonnant patron du Mouvement de libération du Congo (MLC) n’en a franchi les portes que pour deux raisons : des comparutions à la Cour pénale internationale (CPI), à quelques kilomètres de là, dans le centre de La Haye, et les obsèques de son père, Jeannot Bemba Saolona, en juillet 2009. Le reste de son temps – c’est-à-dire la majeure partie –, Jean-Pierre Bemba le passe entre ces murs fouettés par le vent du nord.

La prison de Scheveningen a la réputation d’un bon hôtel : cellules individuelles, salles de sport, plateaux-repas – ou possibilité de cuisiner soi-même. Les visites sont autorisées et, tous les dimanches, Bemba passe quelques heures avec son épouse Liliane et leurs cinq enfants. Ils viennent en voiture de Rhode-Saint-Genèse, dans la banlieue de Bruxelles. Son épouse lui apporte des magazines – Le Point, L’Express, J.A., Gala –, son fils aîné, des DVD.

Tous les dimanches, Liliane Bemba rend visite à son mari avec ses enfants (photo : Gaël Turin pour J.A.)

Richissime seigneur de l’Équateur pendant la deuxième guerre du Congo, à quelques centimètres de la victoire à la présidentielle de 2006 (Bemba a obtenu 42 % des voix au second tour), l’ex-vice-président (2003-2006) rêvait cependant d’un autre château.

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Ses avocats et ses partisans parfois idolâtres le répètent : la bastille de Scheveningen n’est pas la dernière demeure de « Jean-Pierre ». Pour eux, les accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sont farfelues. Et le dossier de Luis Moreno-Ocampo, le procureur de la CPI, un mille-feuille de mensonges. Les rebondissements du « feuilleton Bemba » les confortent. En juin, les juges retiraient trois chefs d’accusation de la liste. Actuellement, ils examinent la possibilité d’une mise en liberté provisoire. Détenu depuis un an et demi, Bemba n’a toujours pas été jugé… « Nous nous interrogeons sur l’implication des adversaires de Jean-Pierre Bemba pour l’empêcher de jouer un rôle de leader politique au Congo », en conclut Aimé Kilolo, l’un de ses avocats.

Du côté du procureur, l’analyse est bien différente. Normal que le procès n’ait pas commencé, répète-t-on. La CPI, créée en 1998, est encore un laboratoire. L’examen tatillon du dossier par les juges n’inquiète pas. Au contraire, ils sont, aux yeux du procureur, la marque de l’impartialité de la justice et ne rendront le procès et son issue que plus crédibles.

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Comme dans les parties de ping-pong qui occupent Bemba dans sa prison, défense et accusation se renvoient toutes les balles. Un petit jeu inhérent à toute affaire judiciaire. Mais dans celle-ci se jouent la crédibilité de la justice internationale et la fin de l’impunité pour les puissants. Retour sur un casse-tête.

Les crimes 2002-2003

En octobre 2002, le président centrafricain Ange-Félix Patassé affronte une rébellion menée par son ancien chef d’état-major, le général François Bozizé. Les troupes loyalistes ne font pas le poids. Bemba met 1 500 hommes du MLC – les « Banyamulenge » – à disposition de Patassé, son allié. Ils quitteront la Centrafrique défaits, à la victoire de Bozizé, en mars 2003. Et laisseront derrière eux un massacre : des hommes, des femmes et des enfants ont été violés, torturés et tués, souvent en public ; des maisons ont été dépouillées. Bangui et ses alentours sont traumatisés.

Les débuts de l’enquête mai 2007-mai 2008

Saisi par la Centrafrique en 2004, Luis Moreno-Ocampo ouvre une enquête en mai 2007. S’appuyant sur des rapports de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), son équipe va chercher des témoignages de victimes à Bangui. D’ex- « insiders » – les membres du premier cercle de Bemba – parlent aussi. Leur identité, comme celle des victimes, est ultra-protégée.

Le dossier de Moreno-Ocampo s’épaissit. Certains passages sont accablants. Notamment les propos rapportés par le témoin 36, qui a entendu un commandant parler à ses hommes : « Vous n’avez pas de parent, vous n’avez pas d’épouse, vous allez là-bas et vous détruisez tout. C’est la guerre. […] Jean-Pierre Bemba vous a envoyés pour tuer et pas pour vous amuser. »

Au final, Moreno-Ocampo en est sûr : Bemba et Patassé ont ordonné à leurs soldats de terroriser les civils pour les dissuader de s’allier aux rebelles de Bozizé. Ils ont commis un massacre à grande échelle. Plus de 500 victimes sont concernées. Pour le procureur, il s’agit de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

L’arrestation 24 mai 2008

Craignant pour sa sécurité après les affrontements entre ses hommes et ceux de la garde présidentielle de Joseph Kabila, Bemba quitte le Congo en avril 2007. Il se partage alors entre ses opulentes villas de Faro, au Portugal, et de Rhode-Saint-Genèse, en Belgique. Les deux États sont membres de la CPI, donc tenus de coopérer. Les services secrets locaux transmettent leurs informations à La Haye.

Au bureau du procureur, une petite cellule traque les faits et gestes de Bemba : les mouvements sur ses comptes bancaires et ceux de sa famille, ses voyages, aux États-Unis ou en France, ses rendez-vous, ses appels. Les limiers disposent d’une visibilité de deux semaines sur son emploi du temps. Lui se sait surveillé.

Il faut prouver deux choses aux juges pour qu’ils émettent un mandat d’arrêt : que le suspect risque de se soustraire à la justice et de porter atteinte aux témoins. Le 22 mai, une opportunité surgit pour le procureur : à La Haye, les enquêteurs ne voient plus clair dans l’agenda de Bemba. Va-t-il se rendre au Congo pour l’élection du porte-parole de l’opposition ? Ou dans un État africain qui n’a pas signé le statut de Rome donnant naissance à la CPI, la Libye par exemple, soutien de Bemba pendant la rébellion ? Le doute est suffisant pour convaincre les juges d’agir. Le 23 mai, dans le plus grand secret, ils émettent un mandat d’arrêt pour trois crimes de guerre et cinq crimes contre l’humanité.

Dès le lendemain, des policiers sonnent au portillon en bois de la villa de Rhode-Saint-Genèse, dans la banlieue de Bruxelles. À l’intérieur, Jean-Pierre Bemba, Liliane et deux de leurs cinq enfants se préparent pour retrouver Jeannot, le grand-père, et leurs trois autres enfants dans un restaurant italien. La petite soirée en famille tourne court.

À la nuit tombée, Bemba est embarqué. Il fera un premier séjour avec des détenus anonymes à la prison Saint-Gilles de Bruxelles, avant d’être transféré, le 3 juillet, à Scheveningen. Un pénitencier beaucoup plus « sélect » : là, les voisins de cellule de Jean-Pierre Bemba s’appellent Charles Taylor (l’ex-président du Liberia) ou Thomas Lubanga (chef de milice congolais).

Dès lors, les partisans de Bemba s’interrogent. Pourquoi Patassé n’est-il pas arrêté lui aussi ? Argument du procureur : il dispose d’un plus grand nombre de preuves contre le chef du MLC. La défense n’est toujours pas convaincue : pour Aimé Kilolo, la saisie de la CPI par Bangui et la non-arrestation de Patassé prouvent que « cette affaire est une cabale politico-judiciaire contre Jean-Pierre Bemba ».

Audiences décisives

12-16 janvier 2009

Pour sa défense, le nouveau pensionnaire de Scheveningen a essayé de se constituer une équipe de choc : le Britannique Karim Khan, ancien défenseur de Charles Taylor, les Belges Aimé Kilolo (fils d’un ministre de la Fonction publique de Mobutu) et Pierre Legros, le Congolais Nkwebe Liriss. Lors de « conversations privilégiées » – des visites sans gardien – ou au téléphone, ils élaborent une stratégie avec leur client, « très participatif », selon Aimé Kilolo.

Après plusieurs reports, l’heure de vérité a lieu en janvier, quand commencent les « audiences de confirmation des charges ». Les deux camps déroulent leurs arguments pour convaincre les juges, qui doivent décider si procès il y aura. De chaque côté, les lignes sont claires. Pour le procureur, Bemba a élaboré un plan commun avec Patassé. Il s’est très rarement rendu à Bangui, mais savait ce que faisaient ses hommes. Riposte de la défense : il n’y a pas eu de plan commun, les Banyamulenge n’étaient pas sous la responsabilité de Bemba mais de celui qui les avait appelés, c’est-à-dire Ange-Félix Patassé ; quand Bemba a eu vent de viols, il les a fait punir par une cour martiale. Les juges ont soixante jours pour rendre leur décision.

Le procureur doit revoir sa copie 3 mars 2009

Dix jours avant l’échéance, coup de théâtre : les juges prient le procureur de modifier le document de « notification des charges ». Ils supposent que Bemba est responsable des exactions commises par ses hommes en Centrafrique, mais la thèse du « plan commun » ne les convainc pas. Pour eux, c’est la seule responsabilité du chef militaire qui est en jeu : Bemba savait mais n’a rien fait pour empêcher les massacres. Ils demandent donc au procureur de présenter un autre acte d’accusation, dans ce sens.

Selon la défense, c’est un camouflet pour Luis Moreno-Ocampo. « Les juges lui ont signifié qu’il y allait un peu trop fort », estime Aimé Kilolo. En face, on affiche toujours la même sérénité : « Nous avons aussi des preuves pour montrer que Bemba savait et n’a rien fait, dit Béatrice Le Fraper, conseillère politique du procureur. Les gens qui lui envoyaient des rapports viendront témoigner. »

Bemba devient « l’accusé » 15 juin 2009

Deux mois et demi après avoir reçu la nouvelle copie du procureur, les magistrats annoncent leur décision, en juin : l’affaire sera jugée et Bemba devient « accusé ». Mais c’est pour sa responsabilité de supérieur hiérarchique, et non de coauteur, qu’il comparaîtra. Trois chefs d’accusation ont été retirés de la liste des charges (sur un total de huit) : deux pour « tortures » et un pour « atteinte à la dignité de la personne ». « Une grande réhabilitation morale », estime Aimé Kilolo. Autre interprétation possible : les viols, pour lesquels les accusations ont été maintenues, comprennent déjà les tortures et les atteintes à la dignité.

Liberté provisoire ? 14 août 2009

Tous les cent vingt jours, les juges doivent se demander si l’incarcération est nécessaire. L’audience a lieu fin juin. En août, ils rendent leur décision : Bemba doit être mis en liberté provisoire. Pour eux, le patron du MLC est un prisonnier modèle. Il ne se soustraira pas à la justice et ne se comportera pas en criminel. La preuve : aux obsèques de son père, auxquelles il a été autorisé à assister à Bruxelles, aucun incident n’a été déploré.

Ses avocats crient victoire. Reste un casse-tête : le pays d’accueil. La Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Portugal et l’Afrique du Sud sont sollicités. Membres de la CPI, ils sont tenus de coopérer. Mais aucun n’a intérêt à prendre ce risque diplomatique.

Autre embûche : le procureur a immédiatement fait appel de la décision des juges. « Une erreur en droit », dit Béatrice Le Fraper. Pour le bureau du procureur, les conditions nécessitant l’incarcération de Bemba n’ont pas changé. Il prétend que certains témoins, dont les noms ont filtré, ont déjà subi des intimidations. L’appel suspend la mise en liberté. La réponse de la Cour est attendue fin novembre.

D’ici là, les avocats et les soutiens de Bemba feront du lobbying auprès de certains États pour qu’ils acceptent le paria. Ils comptent faire appel à des pays « plus neutres », en Europe du Nord, par exemple, et envisagent de demander au Congo d’accueillir son ancien « vice-président ». Après tout, le pays est membre de la CPI et ne peut interdire son sol à l’un de ses ressortissants.

À Bangui, les victimes ne comprennent pas : « De leur point de vue, une libération, même provisoire, vaut acquittement », explique Mariana Pena, représentante de la FIDH à La Haye.

Le procès bientôt

Un procès aura lieu. La question est maintenant : quand ? Le procureur doit encore interroger quelques témoins et achever la transmission du dossier – 12 000 pages pour le moment – à la défense. Théoriquement, ce sera fait fin novembre. Les avocats de Bemba termineront ensuite leur enquête. Ils pensent en avoir pour quatre mois. Peut-être un début de procès en avril, avance Aimé Kilolo. Il faudra d’ici là résoudre la question de l’identité des témoins – faut-il ou non la révéler ?

Autre sujet : les frais de la défense. Depuis son arrestation, les biens et les avoirs de Bemba sont gelés. Officiellement, il n’a pas les moyens de payer ses avocats. Pierre Legros et Karim Khan ont d’ailleurs démissionné. Nkwebe Liriss et Aimé Kilolo disent travailler gracieusement. Ils seront bientôt payés. Le greffe a décidé la semaine dernière d’avancer 30 150 euros par mois pour sa défense, frais qu’il devra rembourser à l’issue de la procédure.

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