Courtage – Le marché des illusions perdues

La soixantaine de sociétés de gestion et d’intermédiation actives sur les Bourses francophones se partagent un maigre butin. Certaines s’en tirent bien, d’autres vivotent en attendant un boom providentiel. État des lieux à Abidjan, Casablanca et Tunis.

 © Falone pour J.A.

© Falone pour J.A.

Publié le 13 janvier 2011 Lecture : 6 minutes.

«Étant donné le très faible volume de transactions quotidiennes, exister à la BRVM [Bourse régionale des valeurs mobilières, à Abidjan, NDLR] demande beaucoup d’imagination et un grand travail de psychologie pour arriver à convaincre vendeurs et acheteurs de titres.» Depuis Dakar, Gabriel Fal dirige CGF Bourse, l’une des 21 sociétés de Bourse (ou sociétés de gestion et d’intermédiation, SGI) opérant sur le marché boursier régional, pour seulement une quarantaine de valeurs cotées et une liquidité quotidienne dépassant à peine le million de dollars ! À Tunis, l’activité, plus importante, reste limitée. La Bourse des valeurs mobilières de Tunis (BVMT) voit s’échanger en moyenne environ 5millions de dollars (soit 3,8millions d’euros) de titres par jour, pour 24 brokers (« courtiers») agréés. La Bourse de Casablanca est un peu mieux lotie : les 17 SGI traitent une liquidité quotidienne d’environ 20millions de dollars. Détentrices du monopole du courtage sur les marchés financiers, les SGI accompagnent également les entreprises dans les opérations d’appel public à l’épargne. Mais de ce côté-là aussi, l’actualité n’est pas très fournie… «Dans l’UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine, NDLR], les entreprises rechignent encore à faire appel au marché pour se financer. Elles ont pour la plupart une culture patrimoniale», souligne Gabriel Fal. Casablanca n’a vu aucune introduction en Bourse en 2009. Tunis, deux. Pas de quoi nourrir des sociétés qui vivent des commissions (jusqu’à 3%) sur les opérations dont elles sont l’intermédiaire (emprunt obligataire, émission ou cession d’actions…).

Résultat : nombre d’entre elles vivotent en attendant des jours meilleurs. Parmi les cinq premières SGI de la BRVM, CGF Bourse emploie 15 salariés pour un chiffre d’affaires annuel bien mince d’environ 152 000euros. Pourtant, CGF Bourse est, avec Hudson & Cie – une SGI créée et dirigée par Jean-Luc Bédié, fils de l’ancien président ivoirien –, l’un des courtiers les plus dynamiques et l’un des plus fervents partisans du développement de la BRVM. Les quelques fonds d’investissement britanniques et américains qui misent sur Abidjan choisissent d’ailleurs comme intermédiaires ces deux sociétés, dirigées par des anciens de Citibank. Malgré cela, les leaders de la place restent les filiales ivoiriennes de BNP Paribas et de Société générale, qui profitent en grande partie de leur statut de conservateur de titres. En 2009, leurs SGI (Sogébourse et Bici Bourse) ont traité le plus grand nombre de transactions à la BRVM, pour une valeur de plus de 70milliards de F CFA chacune (environ 107millions d’euros), selon les chiffres fournis par la BRVM.

la suite après cette publicité

DES DÉPENSES RÉDUITES

À Tunis et à Casablanca, seuls les leaders tirent leur épingle du jeu. Tunisie Valeurs, la première SGI de la Bourse de Tunis, a capté en 2009 35,5% du marché, pour un volume d’opérations d’une valeur de 1,2milliard d’euros. Sa principale concurrente, Mac SA, a traité des transactions d’un montant de 419millions d’euros. Des volumes «dopés par la bonne tenue de la Bourse de Tunis au cours de ces dernières années», explique Ibrahim Chérif, analyste financier à Mac SA. Le Tunindex, l’indice de la BVMT, a en effet progressé de 30% au cours de l’année 2009 ; et sur les six premiers mois de 2010, la progression est de 12% par rapport à la même période l’année précédente. À Casablanca, les trois premiers brokers – Attijari Intermédiation, BMCE Capital Bourse et Upline Securities – captent environ les deux tiers du marché. Attijari Intermédiation traite un volume de transactions d’une valeur de 3,3milliards d’euros, pour une part de marché de 26%. Derrière, la situation est moins florissante. Le plus petit des acteurs affiche ainsi moins de 400 000euros de chiffre d’affaires.

Si malgré ces faibles revenus une grande partie des sociétés de courtage font du profit, c’est, pour l’essentiel, parce que les dépenses sont réduites au minimum. Quitte à rogner sur la qualité, notamment en matière de publication d’analyses financières pour les épargnants. «Les SGI doivent pourtant jouer pleinement leur rôle pour apporter un peu plus d’animation sur le marché», estime Cyrille Nkontchou, directeur associé d’Enko Capital, un gestionnaire d’actifs basé à Londres et dont l’essentiel des activités se trouvent en Afrique. Selon lui, les marchés d’actions africains, dont le potentiel est élevé, souffrent surtout «du manque de données et d’analyses financières de qualité sur la plupart des sociétés et des émetteurs du continent». Et ce problème ne peut être résolu que si les SGI «publient régulièrement des notes de recherche pour inciter un plus grand nombre d’investisseurs à venir sur leur marché», affirme cet expert des Bourses africaines qui a publié, il y a près de dix ans, le premier recueil exhaustif sur le sujet.

Certaines sociétés, dont Hudson & Cie, en Côte d’Ivoire, qui publie ses études en anglais, ont une longueur d’avance dans ce domaine. Mais la plupart des SGI d’Afrique subsaharienne francophone sont encore à la traîne. Une des principales raisons de cette carence est liée à «un sérieux problème de ressources humaines en analystes financiers compétents», explique Jean-Luc Bédié. À Casablanca, la critique est différente. Nombre d’observateurs reprochent surtout aux SGI de consacrer essentiellement leurs notes de recherche aux valeurs les plus en vue.

la suite après cette publicité

«Des entreprises comme Maroc Télécom, BMCE Bank ou encore Compagnie générale immobilière retiennent davantage l’attention», concède un analyste de la place. Tunis n’échappe pas non plus à ce phénomène. Explication d’Ibrahim Chérif : «La moitié de la capitalisation totale est représentée par le secteur bancaire, c’est normal que les sociétés de Bourse se focalisent sur les banques.» Pour se démarquer de la concurrence, certaines sociétés comme Integra Bourse ciblent plutôt les petites valeurs qui, selon Widad Ouardi, analyste financier au sein de ce courtier qui opère à Casablanca, «ont souvent un ratio de valorisation intéressant pour les investisseurs misant sur le long terme».

«IL SUFFIT DE PEU DE CHOSE»

la suite après cette publicité

La profession se fait peu d’illusions. La perspective d’une explosion des Bourses casablancaise et ivoirienne peine à se préciser, surtout pour la seconde. Au Maroc, l’espoir reste entretenu par la fusion entre l’Omnium nord-africain (ONA) et la Société nationale d’investissement (SNI) et ses conséquences sur plusieurs filiales cotées en Bourse. À Abidjan, les intermédiaires se raccrochent à un hypothétique boom de la Bourse. «Pour dynamiser cette place dont le potentiel reste énorme, il suffit de peu de chose», souligne ainsi Jean-Luc Bédié. Une série de privatisations, via le marché financier, de grandes sociétés publiques, par exemple. «En Côte d’Ivoire, considérée comme la locomotive de la sous-région, des sociétés telles que Côte d’Ivoire Télécom sont toujours détenues par l’État. Celui-ci détient en outre des parts dans des banques [BIAO-Côte d’Ivoire, par exemple, NDLR] qui devraient être cédées sur le marché financier», poursuit le patron de Hudson & Cie. Sans ce boom tant attendu, les SGI de la BRVM n’auront comme ultime solution, pour survivre sur ce marché exigu, qu’un rapprochement entre elles. Plusieurs acteurs y songent sérieusement.

Ceux qui en ont les moyens envisagent quant à eux un développement à l’étranger. Dans ce domaine, les SGI du Maghreb sont pionnières. Tunisie Valeurs, qui compte déjà une filiale au Maroc (Integra Bourse), est la figure de proue du mouvement de régionalisation. Les groupes bancaires ont également logiquement associé leurs SGI à leur développement géographique. Ainsi, BMCE Capital Bourse a déjà avancé ses pions sur le continent, pratiquant le conseil financier en zone CFA et des activités plus larges en Tunisie, où la société a repris il y a quelques années un acteur local de premier plan, Axis Capital Bourse. Le groupe marocain Attijariwafa Bank a également créé une SGI dans ce pays. Enfin, quelques rares groupes étrangers se positionnent pour capter l’embellie attendue sur les places financières. C’est le cas de Renaissance Capital. Déjà leader sur plusieurs marchés (Nigeria, Zambie, Kenya), la banque d’investissement d’origine russe a annoncé, au début de 2010, son intention de racheter des SGI un peu partout sur le continent. Objectif partiellement atteint quelques semaines plus tard avec le rachat de BJM Securities, l’un des principaux brokers sud-africains, pour un montant d’environ 27millions de dollars. Une valorisation que ses confrères francophones sont bien loin d’atteindre. Mais le secteur ne demande qu’à exploser.

L'eco du jour.

Chaque semaine, recevez le meilleur de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires