France – Tunisie : les raisons d’un bug diplomatique

Les scandales provoqués par les « affaires » Michèle Alliot-Marie et Boris Boillon en Tunisie sont le symptôme d’un mal plus grave : l’absence de ligne directrice de la politique extérieure française.

Michèle Alliot-Marie dans la cour de l’Élysée, le 2 février. © Reuters

Michèle Alliot-Marie dans la cour de l’Élysée, le 2 février. © Reuters

Publié le 21 février 2011 Lecture : 5 minutes.

Les responsables de la diplomatie française aiment la Tunisie. Surtout sous forme de carte postale. L’originale, la vraie, celle qui vient de chasser son père Fouettard, ils l’observent à distance, interdits devant un paysage qu’ils ne reconnaissent pas. Le 4 février, Michèle Alliot-Marie (MAM) a reçu à Paris son homologue tunisien, mais il n’empêche : près de quatre semaines après la chute de Ben Ali, ni le Quai d’Orsay ni la cellule diplomatique de l’Élysée n’avaient dépêché un émissaire à Tunis pour tâter le pouls de la révolution.

« Entre nos deux pays, entre nos deux peuples, la géographie et l’histoire ont tissé des liens exceptionnels », s’émouvait pourtant Nicolas Sarkozy, lors d’un dîner d’État au palais de Carthage, en avril 2008. À l’époque, le président français n’hésitait pas à citer Flaubert : « Le climat est si doux [en Tunisie] que l’on oublie d’y mourir. » Aujourd’hui, la France cherche le ton juste, hésite, bégaie, en mal de références pour parler à ce nouveau monde qu’elle découvre à ses portes.

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Il n’y aurait rien là de fâcheux pour les intérêts de la « grande puissance » française si d’autres n’avaient pas déjà réagi, et vite. Dès le 26 janvier, Jeffrey Feltman, sous-secrétaire d’État américain, proposait in situ l’« assistance » de Washington au peuple tunisien. Le 8 février, le Britannique William Hague, secrétaire au Foreign Office, débarquait lui aussi à Tunis pour un Reform Tour – après avoir annoncé son voyage sur Twitter, à partir de son iPhone.

Ronronnement

Comment expliquer cette tétanie française ? Il y a, bien sûr, les vacances tunisiennes – et les justifications catastrophiques – de MAM. Il y a la cécité d’un ambassadeur à Tunis et la difficulté de réinventer une relation après vingt-trois ans de ronronnement sous des jasmins largement imaginaires. Mais il y a surtout une crise de la politique extérieure de la France, pas tout à fait à la hauteur de son rang de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et, pour l’année 2011, de sa double présidence du G8 et du G20.

Le diagnostic tient en quelques mots : absence de ligne directrice. Le temps n’est plus où la France s’efforçait de se tenir à égale distance de l’Union soviétique et des États-Unis. Où elle affirmait sa souveraineté face à la puissance américaine et mettait en œuvre une « politique arabe ». « De de Gaulle à Mitterrand, il y avait un certain axe, rappelle Didier Billion, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à Paris. Et avec Chirac, l’essentiel a été sauvegardé. » Pendant les deux mandats du prédécesseur de Sarkozy, la France a fait entendre une voix différente, autonome : celle de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, s’opposant à la tribune des Nations unies à toute intervention militaire en Irak. C’était en 2003… Depuis, les repères de la diplomatie française paraissent brouillés.

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Plusieurs occupants du Quai d’Orsay ont contribué à décrédibiliser le poste de ministre des Affaires étrangères. Philippe Douste-Blazy (2005-2007), par exemple, dont la désinvolture et les bourdes à répétition – il confondit un jour la Thaïlande avec Taiwan ! – lui valurent le plaisant surnom de Condorcet. Ou encore son successeur (jusqu’en novembre 2010), Bernard ­Kouchner, qui, à en croire un ambassadeur, a « gadgétisé la fonction ». Il est vrai que la prise en charge de la majorité des dossiers par Claude Guéant, le tout-puissant secrétaire général de l’Élysée, n’a pas aidé le French Doctor à exister. C’est comme ça : sous la Ve République, la définition de la politique extérieure est une prérogative présidentielle.

De cette prérogative Nicolas Sarkozy a usé pour lancer l’Union pour la Méditerranée, un projet visionnaire qui n’a qu’un seul défaut : il n’existe que sur le papier. Beaucoup plus importante et symbolique a été sa décision, en 2009, de rejoindre le commandement intégré de l’Otan, que le général de Gaulle avait choisi de quitter en 1966. C’est là un nouveau cap que traduisait déjà un changement de vocabulaire.

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Lors de la XVIe Conférence des ambassadeurs, en août 2008, Nicolas Sarkozy avait déjà évoqué l’appartenance de la France à la « famille occidentale ». La « lutte contre le terrorisme » revient souvent dans ses discours. Il assume son atlantisme et Washington l’a parfaitement compris (un télégramme diplomatique révélé par WikiLeaks parle de « Sarkozy l’Américain »). Le problème, c’est que depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama cette rhétorique bipolaire apparaît dépassée : « Sarkozy a adopté cette grille de lecture du monde au moment où les États-Unis y renonçaient », analyse Karim Bitar, chercheur à l’Iris.

Une nouvelle stratégie a donc remplacé celle héritée du gaullisme, mais elle a vite montré ses limites. « Comme George W. Bush, Sarkozy voit le monde par blocs, poursuit Karim Bitar. Monde arabo-musulman, Afrique, Occident… Mais cela crée des amalgames qui n’ont pas lieu d’être, des solidarités qui n’existent pas entre des mouvements aussi différents que les Frères musulmans, le Hamas ou le Hezbollah. Et puis, on n’affine pas l’analyse dans chaque pays, on passe sous silence les changements socio-économiques dont chacun est le théâtre. »

Prêcher dans le désert

Dans cette grille de lecture, la Tunisie était avant tout envisagée comme un allié dans la lutte contre le terrorisme (« Qui peut croire que si demain, après-demain, un régime de type taliban s’installait dans l’un de vos pays, au nord de l’Afrique, l’Europe et la France pourraient considérer qu’elles sont en sécurité ? » s’interrogeait le président français, à Tunis, en avril 2008).

L’analyse précise et différenciée est toujours de mise au Quai d’Orsay, mais « les télégrammes diplomatiques prêchent dans le désert », estime Monique Cerisier-Ben Guiga, sénatrice des Français de l’étranger et secrétaire de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. En outre, la marge de manœuvre dont disposent les ambassadeurs dans un certain nombre de pays amis dont la vie politique n’est pourtant pas conforme aux prétendues valeurs françaises est limitée. « Au sommet de Nice, Abdoulaye Wade est carrément allé voir Sarkozy pour lui demander ma tête », raconte Jean-Christophe Rufin. Les analyses de l’ambassadeur à Dakar (jusqu’en juin 2010) sur la situation sénégalaise – la corruption notamment – n’avaient pas l’heur de plaire au « Vieux ».

La complaisance française envers les dictatures ne date certes pas de l’arrivée au pouvoir de Sarkozy. Mais ce qui choque aujourd’hui c’est la « distorsion avec les promesses de campagne », estime Didier Billion. « Je veux être le président d’une France qui se sente solidaire de tous les proscrits, […] de tous ceux qui sont menacés de mort par les dictatures et par les fanatismes », annonçait le candidat Sarkozy deux mois avant son élection. Tapis rouge pour Mouammar Kadhafi à Paris, rapprochement avec la Russie, service minimum pour le dalaï-lama : la realpolitik l’a vite emporté. À ce pragmatisme, commente Monique Cerisier Ben Guiga, s’est ajoutée une « diplomatie de coups médiatiques, qui consiste à mesurer le succès des voyages officiels à l’aune des contrats signés. » Ce n’est pas une exception française.

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