[Tribune] Sénégal : sens et contre-sens autour de la place de l’Europe à Gorée

L’inauguration de la nouvelle « Place de l’Europe » sur l’île de Gorée, le 9 mai dernier, a donné lieu à de nombreuses réactions virulentes et indignées. Pour Jeune Afrique, le sociologue et directeur de l’Institut des Futurs Africains Alioune Sall revient sur les questions que pose le choix de cette appellation.

Monument aux esclaves, à Gorée, au Sénégal, en 2007. © Jacques DU SORDET/EditionsduJaguar

Monument aux esclaves, à Gorée, au Sénégal, en 2007. © Jacques DU SORDET/EditionsduJaguar

Alioune Sall
  • Alioune Sall

    Alioune Sall est docteur en sociologie, directeur exécutif de l’Institut des futurs africains (IFA).

Publié le 24 mai 2018 Lecture : 5 minutes.

Tribune. « Montrez-nous la place d’Hitler en France » ; « C’est comme tatouer l’effigie de son violeur sur son corps »… Sur les réseaux sociaux, dans la presse locale et par le biais de tribunes dans plusieurs journaux internationaux, nombre de Sénégalais ont réagi avec virulence à l’inauguration de la « Place de l’Europe », le 9 mai dernier à Gorée, haut lieu de la mémoire de la traite négrière.

Sur Facebook, Felwine Sarr s’est élevé contre ce qu’il qualifie de « blessure de la mémoire ». « Cette Europe-là ne peut être célébrée [à Gorée]. Elle y fut prédatrice et négatrice de notre humanité. Il n’est pas possible d’être dans un telle de haine de soi et de viol de sa propre mémoire », écrit notamment l’intellectuel sénégalais. Face à ce débat qui a pris des allures de polémique, un certain nombre de questions relatives à l’inauguration de la Place de l’Europe à Gorée se posent.

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Pourquoi maintenant ?

En premier lieu, pourquoi la mairie de Gorée a-t-elle eu besoin de célébrer en grande pompe ce qui n’était que la rénovation d’une place existant depuis quinze ans ? Inaugure-t-on de nouveau les Champs-Élysées quand on y ajoute quelques lumières ? Était-ce pour mettre l’Europe en bonne place et lui donner un certain éclat, après une première inauguration en 2003 qui n’aurait pas assez été célébrée ?

Augustin Senghor, maire de Gorée et président de la Fédération sénégalaise de football, en juillet 2017. © Ricci Shryock pour JA

Augustin Senghor, maire de Gorée et président de la Fédération sénégalaise de football, en juillet 2017. © Ricci Shryock pour JA

Gorée est un lieu de mémoire qui a une épaisseur historique que l’on ne saurait ignorer quand on en est l’édile

Ou le maire de Gorée, Augustin Senghor, a-t-il voulu redorer son blason face à une Europe qui n’aurait pas assez brillé à son goût ? Se racheter en quelque sorte ? Possible, mais cela reviendrait à considérer qu’une inauguration normale, sans éclat particulier est une faute, voire un crime, qu’il faut expier. Augustin Senghor doit expliquer pourquoi car, pour beaucoup, c’est déjà faire trop d’honneur à l’Europe que de lui donner le nom d’une place sur l’île de Gorée.

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Et Gorée n’est pas un lieu quelconque, c’est un lieu de mémoire qui a une épaisseur historique que l’on ne saurait ignorer quand on en est l’édile. On ne saurait donc vendre Gorée comme une vieille relique au plus offrant et dernier enchérisseur en fonction d’intérêts à court terme. Ce qui ne serait pas sans rappeler précisément la traite négrière et constituerait, pire qu’une faute, un crime politique.

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Le pouvoir de nommer

Nommer est un acte de pouvoir. Et c’est peut-être même la première manifestation du pouvoir. Pour cette raison, le choix d’un nom n’est ou ne devrait jamais être fortuit. Il faut que le nom ait un sens, c’est à dire qu’il renvoie à une signification et à une direction. Ainsi quand on nomme un espace public, on a l’obligation de rendre compte de l’intention derrière le nom. C’est un minimum de « politesse démocratique » que les municipalités doivent à leurs administrés.

La "porte du non retour", à la maison des esclaves de Gorée, au Sénégal (2013). © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

La "porte du non retour", à la maison des esclaves de Gorée, au Sénégal (2013). © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

Si Gorée a cristallisé le sentiment d’indignation, c’est qu’elle est le symbole d’une agression injustifiable

Les noms de rues, quartiers et bâtiments à travers le Sénégal qui portent le nom de colonisateurs, comme le pont Faidherbe à Saint-Louis ne sont pas moins offensants. Mais si Gorée a cristallisé le sentiment d’indignation, c’est parce qu’elle est un symbole. Le symbole d’une agression injustifiable. Les pays européens ne célèbrent pas ceux qui les ont agressés et conquis. Que je sache, il n’y a pas de place Dien Bien Phu en France ! Pourquoi l’Afrique devrait-elle célébrer ses colonisateurs ?

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Il devrait y avoir une réciprocité. Je suis certain qu’il y aura d’autres levées de boucliers et que nombre de lieux et bâtiments seront rebaptisés, c’est une question de temps. L’Afrique devra célébrer ses héros, son histoire et sa propre culture.

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La place de l’Indépendance à Dakar ne s’est pas toujours appelée ainsi. Auguste-Léopold Protet dont elle portait le nom est passé à la trappe et il en sera de même pour d’autres noms de flibustiers, aventuriers, marchands ou militaires dont les noms sont inscrits au fronton de nos rues et places lors même qu’ils étaient acteurs ou complices, à des degrés divers, de l’entreprise de rapine coloniale.

Les silences européens

Certains se  demandent pourquoi vouloir stigmatiser et s’élever contre le fait que le choix de la municipalité se soit porté sur l’Europe. Serait-ce moins choquant si on avait appelé cet espace place des Européens, se demandent-ils.

À ceux-là je réponds : quand on parle de l’Europe, de quelle Europe  parle-t-on ? Quand en 2003, la municipalité de Gorée a voulu célébrer l’Europe, de quelle Europe s’agissait-il ? L’Europe des Jean Monnet ? L’Europe dont la construction était contemporaine de la décolonisation qui était, d’une certaine manière, porteuse de valeurs de démocratie et de paix ? Ou l’Europe des 28, prise dans la mondialisation et dont un grand nombre de pays n’ont rien en commun avec l’Afrique, ni par leur histoire, ni par leur géographie ?

Enfin, même si seuls quatre pays ont participé à la traite négrière, l’Europe à six ou à 28 reste une collectivité. On ne peut effectivement pas se dire que les 28 pays de l’Union européenne sont comptables de la traite négrière au sens strict et factuel du terme. Mais ne le sont-ils pas par leur silence ?

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Une comparaison avec l’Holocauste serait particulièrement éclairante à cet égard. Les 28 pays  de l’Union européenne ne sont collectivement pas non plus comptables de l’Holocauste, mais tous considèrent le génocide commis par les antisémites et les nazis comme un crime contre l’humanité.

Pourquoi la traite négrière n’est-elle pas considérée de la même manière ? Il ne devrait pas y avoir de double traitement. Il faut également se souvenir que parmi les quatre pays qui ont participé au commerce des esclaves à Gorée (le Portugal, la Hollande, la France et l’Angleterre), deux n’ont pas reconnu l’esclavage comme crime contre l’humanité : l’Angleterre et la Hollande. Tous les pays d’Europe n’ont pas eu de Christiane Taubira.

Les responsabilités individuelles concernent les questions de réparation. La reconnaissance de la traite négrière en tant que crime contre l’humanité doit être collective. L’Europe ne peut pas se dédouaner. Si elle avait eu le même traitement de la traite négrière que de l’holocauste, les Sénégalais auraient sans doute mieux accepté le nom de cette place.

Pour l’heure, son silence sur cette page de l’histoire à laquelle ont participé quatre de ses pays la rend complice. Si elle se prononce clairement et convient qu’effectivement la traite négrière fut un crime contre l’humanité, l’Europe méritera peut-être qu’on la célèbre. Autrement, il faudra s’en tenir au conseil de Franz Fanon et fuir « cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. »

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