Côte d’Ivoire : pauvres paysans !

Le 5 mai dernier, le gouvernement ivoirien a annoncé le durcissement de sa loi sur la pénalisation de l’évasion des cultures d’exportation.

Trieuses de café dans l’unité de torréfaction de Choco Ivoire à San Pédro, Côte d’Ivoire, en mars 2016. © Jacques Torregano pour JA.

Trieuses de café dans l’unité de torréfaction de Choco Ivoire à San Pédro, Côte d’Ivoire, en mars 2016. © Jacques Torregano pour JA.

Nabi Doumbia
  • Nabi Youla Doumbia

    Nabi Youla Doumbia, Ph.D. en criminologie, est coordinateur de recherche au Centre international de criminologie comparée (CICC) de Montréal et chercheur associé au Laboratoire de recherche sécurité et société (LARESS) de l’Université d’Abidjan.

Publié le 23 mai 2018 Lecture : 6 minutes.

Les cultivateurs de café, de cacao et d’anacarde qui écoulent le fruit de leur labeur à l’extérieur du pays s’exposent désormais à 10 ans de prison et 50 millions d’amendes. Cette (sur)-pénalisation correspond à ce que le criminologue nigérian Biko Agozino (2003) appelle la punition des innocents, car le comportement en cause n’est rien de moins qu’une attitude économique légitime, la volonté d’obtenir une meilleure rémunération de son travail. Ainsi, ce qui à l’heure de la mondialisation, devrait être considéré comme un progrès, l’avènement d’un homo œconomicus paysan qui utilise Internet pour dénicher les marchés les plus attractifs, est durement réprimé.

Certes l’État perd des taxes, mais comment peut-on s’acharner unilatéralement sur les paysans, lorsque dans le même temps les administrations en charge des filières agricoles sont marquées par l’incurie et des détournements de « sommes astronomiques » dans l’impunité totale. La criminologie ne saurait sous peine d’insignifiance se limiter à l’analyse des crimes des pauvres : voleurs à la tire, « microbes », coupeurs de routes, contrebandiers et autres pique-assiettes, issus des bas-fonds de la société et dont les agissements semblent bien excusables devant cette pègre dorée que constituent les criminels à col blanc.

Unité de transformation du cacao dans l'usine de Choco Ivoire à San Pedro, dans le sud-ouest de la Côte d'Ivoire, en mars 2016. © Jacques Torregano/JA

Unité de transformation du cacao dans l'usine de Choco Ivoire à San Pedro, dans le sud-ouest de la Côte d'Ivoire, en mars 2016. © Jacques Torregano/JA

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Le succès de la Côte d’Ivoire, son miracle économique des années 1970, a reposé sur l’agriculture. Depuis lors, la part de ce secteur d’activité dans l’économie n’a pas cessé de se réduire, passant de quelque 40 % du PIB à 24 % aujourd’hui. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, les agriculteurs sont toujours restés les plus pauvres du pays. Pour cause, ils ne reçoivent qu’une portion congrue des immenses profits que génère leur travail. Selon le ministre de l’Agriculture, sur les 100 milliards de dollars générés par le binôme café-cacao, les producteurs ne reçoivent que 2 % contre 6 % pour l’État.

Autrement dit, dans ce marché de dupes où État ivoirien et paysans sont les moins rémunérés, l’État gagne 3 fois plus que ceux qui produisent cette richesse ; les pisteurs, les acheteurs, les exportateurs, les industriels et les agences de publicité se partageant la plus-value. Ce qui vaut pour les producteurs de l’or ivoirien (café-cacao) vaut dans une large mesure pour les producteurs des autres cultures d’exportation. Selon l’enquête sur les ménages de l’Institut national de statistique (INS 2015), 57 % des pauvres en Côte d’Ivoire vivent dans le monde rural. Cinq agriculteurs sur dix sont pauvres. Ils consacrent en moyenne 56 % de leurs revenus à des dépenses alimentaires. Selon la même étude, l’insécurité alimentaire toucherait 15 % des ruraux contre 10 % des citadins.

L’évasion des produits agricoles vers des acheteurs mieux-disant correspond à ce qu’on pourrait nommer, faute de mieux, une criminalité de survie

Bien sûr des différences existent entre les régions. Dans le nord du pays, zone de production de l’anacarde, 70 % des habitants des campagnes, majoritairement des agriculteurs, sont pauvres. Dans le sud-ouest, grande zone de production de café et de cacao, ce sont 39 % des villageois qui ploient sous le joug de la pauvreté. En regard de cette paupérisation affligeante du milieu agricole, l’évasion des produits agricoles vers des acheteurs mieux-disant correspond à ce qu’on pourrait nommer, faute de mieux, une criminalité de survie.

La misère des paysans ivoiriens n’a d’égal que l’insolente richesse mal acquise des gestionnaires des filières agricoles. Le fait est ancien. Pendant longtemps, jusqu’en 1990, la doctrine officielle voulait qu’on ne regardât point « dans la bouche de celui qui grille les arachides ». La caisse de stabilisation, cette structure administrative chargée de récolter en période de vache grasse les surplus générés par la commercialisation des cultures d’exportation et de les redistribuer aux agriculteurs en période de vaches maigres a fait la fortune exclusive des bureaucrates. En 1990, les institutions de Breton Woods exigeront et obtiendront le démantèlement de cette « caisse noire » du parti au pouvoir. Bien sûr, il ne fut aucunement mention de remboursement aux agriculteurs des sommes détournées encore moins d’emprisonnement.

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La libéralisation du secteur brandie comme panacée à la gabegie ambiante aura à son tour des effets pervers, faisant, selon une expression empruntée à Bayart, Ellis et Hibou (1997), basculer « l’État frauduleux » en un État foncièrement « criminel ». Ainsi, le procès en 2013 des barons du café-cacao dévoila l’existence d’une vaste opération de détournements de fonds opérée entre 2002 et 2008 par les gestionnaires des structures agricoles. Le préjudice s’élève selon le cabinet d’audit KPMG à 370 milliards de F CFA. Les 14 barons de la filière condamnés à 20 ans de prison ferme à la suite de ce procès, que certains, y compris le président Alassane Ouattara, ont qualifié de parodie de justice, car ayant épargné les gros bonnets, c’est-à-dire les commanditaires politiques, repartiront libres de tout mouvement, le juge n’ayant pas délivré de mandat de dépôt. Autrement dit, aucun emprisonnement ni remboursement. Une fois encore, l’argent péniblement acquis par les paysans devait passer par pertes et profits.

Last but not the least, les révélations sur la « gestion approximative », bel euphémisme du cabinet KPMG, pour désigner l’incurie des dirigeants du Conseil café-cacao, ce nouvel organe de gestion mis en place par Alassane Ouattara en 2012 en remplacement des anciennes structures scélérates. Les méfaits portent sur la bagatelle de 185 milliards de F CFA. Il ressort du rapport d’audit de KPMG que l’argent des paysans servait à engraisser de nombreuses personnes sans diplômes, payées à ne rien faire, ou encore à employer par népotisme des parents. Les coteries fonctionnent également au sommet de l’État. Les proches du pouvoir exerçant comme exportateur de produits agricoles peuvent se frotter mains. Selon la Lettre du Continent, 30 exportateurs de café-cacao dont 2/3 sont des proches du pouvoir ont reçu de petits cadeaux de la part de la présidence de la république, lors de la campagne agricole 2016-2017. Les trois principaux bénéficiaires de la générosité du prince, Loïc Folloroux, le fils de la première dame, et deux membres du clan, Anzouma Bakayoko et Raymond Koffi. L’État a ainsi renoncé à environs 11 milliards de F CFA de taxes, soit presqu’autant que les pertes générées par l’évasion du cacao.

La durabilité de la filière café-cacao se pose en matière de répartition équitable des fruits des labeurs des producteurs, a admis le ministre de l’Agriculture et du Développement rural

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En définitive, le problème posé par l’évasion des produits agricoles est économique et social et devrait être résolu uniquement sur ce terrain, c’est-à-dire en revalorisant les gains des paysans afin qu’ils puissent vivre décemment de leur travail. Comme l’a admis le ministre Mamadou Sangafowa au Salon international de l’agriculture à Paris (SIA 2018) : « la durabilité de la filière café-cacao se pose en matière de répartition équitable des fruits des labeurs des producteurs ». L’équité envers les agriculteurs devrait se traduire concrètement de deux manières : d’une part, par l’élévation du prix d’achat de leurs produits et son nivellement sur les prix pratiqués par les pays voisins et d’autre part, par le remboursement des sommes gigantesques impunément détournées par les bureaucrates de l’État.

En (sur) pénalisant le problème, l’État manque sa cible. Les vrais criminels sont épargnés quand l’inique mesure pourrait démoraliser les paysans, tout en étant incapable de freiner la contrebande, dont les douaniers et gendarmes véreux seraient les premiers bénéficiaires. C’est un impératif de justice sociale que d’améliorer les revenus de nos « braves paysans » qui ne méritent surtout pas d’être jetés en prison. Autrement, l’évasion des cultures d’exportation risque de se poursuivre, car comme l’affirme Diderot : « sous quelques gouvernements que ce soit, la nature a posé des limites au malheur des peuples. Au-delà de ces limites, c’est ou la mort, ou la fuite, ou la révolte ».

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