Jihad : comment la justice française a converti un prénom tabou en injonction à la guerre sainte

Les magistrats français devront-ils bientôt prendre des cours d’arabe ? L’idée ne paraît pas si farfelue au vu de « l’affaire » du bébé de Toulouse, au prénom jugé trop sulfureux…

Un tag dans une rue de Montreal, en 2009 (illustration). © Creative Commons / Flickr / Quinn Dombrowski

Un tag dans une rue de Montreal, en 2009 (illustration). © Creative Commons / Flickr / Quinn Dombrowski

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Publié le 18 avril 2018 Lecture : 4 minutes.

Tribune. Rappel des faits : en août 2017, un couple du sud-ouest de la France décide de prénommer son enfant « Jihad ». L’officier d’état-civil de la mairie de Toulouse, estimant que le prénom porte préjudice à l’intérêt de l’enfant, ou simplement choqué, décide de saisir le procureur de la République.

Depuis 1993, l’article 57 du code civil offre une grande latitude aux parents français dans le choix du prénom de leur enfant. En règle générale, ils disposent d’une liberté quasi totale en la matière. Cela n’a pas toujours été le cas. La loi du 11 germinal an XI (1803) limitait le choix aux prénoms du calendrier et aux personnages historiques. Nous en sommes loin aujourd’hui, et l’éventail des prénoms portés par les Français n’a sans doute jamais été aussi étendu.

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« Jihad » ne passe pas

Naturellement, avec l’immigration maghrébine, à partir des années 1950, les Français qui portent un prénom arabe sont aujourd’hui très nombreux. Les « Mohammed », « Karim » et autres « Nadia » ne surprennent plus personne dans l’Hexagone.

Mais « Jihad » ne passe pas. Plus fréquent au Machrek qu’au Maghreb, ce prénom est rare en France, où l’on ne compte que 549 nouveaux-nés à l’avoir reçu depuis 1976. Même si c’est le sens spécifique de « guerre sainte » qui prévaut en Occident, Jihad n’est pas un prénom proprement islamique : il signifie d’abord « effort » ou « lutte ».

Au Liban, par exemple, il n’est pas rare de rencontrer des « Jihad » de confession chrétienne. En islam même, le terme « jihad » ne signifie pas en priorité « le combat », concept que la langue coranique préfère traduire par les mots « qital » ou « harb ».

Le prénom sonne en Occident comme une apologie du terrorisme

Mais la France de 2018, endeuillée par plusieurs attentats jihadistes ces dernières années, est trop crispée sur la question pour ces considérations linguistiques. Déjà en 2012, la mère d’un petit Jihad avait fait scandale en envoyant son fils à l’école vêtu d’un t-shirt « Jihad, né le 11 septembre – Je suis une bombe ».

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Blague de mauvais goût ou provocation délibérée, impossible d’ignorer que depuis l’expansion du jihadisme planétaire, le prénom sonne en Occident comme une apologie du terrorisme. Et difficile d’exclure que la sympathie pour le jihadisme ait motivé le choix de ce prénom chez un certains nombre de parents.

En France, on observe en 2011 – peut-être une manière de « fêter » les dix ans du 11-Septembre 2001 – une franche progression du nombre de petits Jihad : de 29 à 53 selon l’Insee. Mais, définitivement trop lourd à porter depuis l’émergence de Daech, le prénom a connu un nette décote à partir de 2013 : seuls trois nourrissons l’ont reçu en France en 2016.

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Aussi, se fondant sur un autre passage de l’article 57 – « Si le juge estime que le prénom n’est pas conforme à l’intérêt de l’enfant […], il en ordonne la suppression sur les registres de l’état-civil. Il attribue, le cas échéant, à l’enfant un autre prénom qu’il détermine lui-même […] » – le juge aux affaires familiales de Toulouse a décidé de renommer le petit Jihad, qui s’appellera désormais Jahid.

Faut-il abandonner le mot « jihad » aux jihadistes ?

Une décision qui interroge : les mots et les noms doivent-ils être frappés de l’infamie de ceux qui se les approprient ? Faudra-t-il abandonner le mot « jihad » aux jihadistes ? Comment, en outre, déterminer précisément « l’intérêt de l’enfant » ? Les petits « Alkapone », « Retcharles  » (sic), « Bruce-Lee », « Lola-Poupoune », « Euthanasia  », « Lagrâce-Divine  », « Boghosse » (re-sic), « Sponge Bob » et « Yolo », autant de prénoms acceptés en France entre 2015 et 2017, vivront-ils réellement une vie scolaire et sociale moins compliquée que les Jihad ?

De « l’effort » à l’injonction à « mener le jihad »

L’auteur de ces lignes peut en témoigner : les Jihad nés avant le 11 septembre 2001 ont dû soudainement déployer un arsenal d’explications linguistiques et culturelles pour désamorcer, chez leurs interlocuteurs, l’angoisse et le doute. Il s’agit, la plupart du temps, de précéder les questions et de scruter le haussement de sourcils quand vous vous présentez : rares sont les personnes qui osent vous interroger de but en blanc sur les supposées sympathies islamistes de vos parents.

« Oui, c’est le même mot que dans Jihad islamique », confirmez-vous. Dès lors, les visages se ferment. « Mais non ! Mes parents ne sont pas des adeptes de la guerre contre les juifs et les infidèles ! » Sourires soulagés…

Soyons parfaitement honnêtes : la tentation du mauvais esprit et la lassitude d’avoir à répéter la même explication depuis plus de 17 ans peuvent amener à faire durer un peu le moment entre les deux phrases… En somme, s’appeler Jihad présente des inconvénients mineurs dans la vie sociale et permet même, au contraire, de lancer la conversation avec des inconnus.

Quoi qu’il en soit, et c’est là que la question initiale prend tout son sens, le juge aux affaires familiales de Toulouse aurait peut-être gagné à consulter un spécialiste de la langue arabe. Car l’inversion de voyelles à laquelle il a eu recours permet non seulement de conserver la racine arabe JHD, qui implique l’idée d’effort et qui donne « jihâd », mais transforme de plus un substantif en impératif : « jâhid » est ainsi l’impératif de la racine JHD à la troisième forme, laquelle donne notamment le mot « mujâhid » (pl. : mujâhidîn).

Croyant, en inversant les deux voyelles de Jihad, donner à l’enfant un prénom devenu inoffensif – car dénué de sens –, le juge l’a tout simplement prénommé… « Mène le jihad » !

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