« Afro-Suisses », il est essentiel que notre génération se raconte par elle-même

Réalisateur de « Bounty », un film interrogeant l’identité des Suisses noirs, Shyaka Kagame, Genevois originaire du Rwanda revendique dans cette tribune une hétérogénéité d’identités, dont sont privés les Afro-Suisses dans l’espace médiatique et politique.

Une scène du film « bounty », réalisé par Shakya Kagame. © DR / JMH Production

Une scène du film « bounty », réalisé par Shakya Kagame. © DR / JMH Production

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  • Shyaka Kagame

    Né en 1983 à Genève de parents d’origine rwandaise, Shyaka Kagame a commencé sa carrière cinématographique en 2009 en tant qu’assistant réalisateur, après des études en sciences politiques. Sorti en juin 2017, le premier long-métrage en tant que réalisateur du cinéaste genevois, Bounty, a été très remarqué. Sans voix off ni interviews ou faces caméra, ce documentaire est une immersion dans le quotidien de cinq jeunes aux profils très différents, alémaniques ou romands, qui, comme lui, sont issus de la première génération de Noirs nés en Suisse.

Publié le 7 février 2018 Lecture : 3 minutes.

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Il est assez amusant de demander à un ou une Helvète ce qui caractérise le fait d’être Suisse. Son visage affichera d’abord une mine surprise, puis perplexe. S’en suivront des références maladroites à la propreté, à la lenteur, au sens de l’organisation ou encore à la ponctualité. Avant de rendre les armes et de reconnaître incrédule : « Aucune idée, en fait. C’est plein de choses, c’est compliqué… »

Voilà ce que j’ai pensé lorsque l’on m’a proposé cette tribune pour évoquer ma génération suisse et noire. « Aucune idée. C’est plein de choses, c’est compliqué… ». De fait, la Suisse est un petit pays très hétérogène aux identités régionales extrêmement marquées : linguistiquement, historiquement et culturellement. Les Helvètes ont donc souvent tendance à se sentir Fribourgeois, Jurassiens ou Zurichois avant même d’affirmer leur identité suisse.

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En effectuant le casting de mon film documentaire « Bounty », qui aborde les questionnements identitaires des Suisses noirs, j’ai eu l’occasion de rencontrer un grand nombre de mes semblables afro-suisses et de faire le même constat : très attachés à leur canton d’origine, la plupart admettaient un sentiment d’identification nationale moins évident.

Bounty_TLR-A_HD-178_1920x1080_FR-fr_20_25fps_20170410_YouTube from Florence Adam – JMH on Vimeo.

Comme un besoin de rendre compte d’une hétérogénéité dont nous prive l’espace médiatique et politique suisse

Toutes ces rencontres faites lors de mes repérages m’ont également fait prendre conscience de l’énorme variété de profils et d’expériences de l’identité noire en Suisse : en fonction du milieu géographique (ville/campagne, né en Suisse/au pays), social (classe moyenne/populaire, niveau d’éducation), linguistique (francophone, germanophone, italophone), familial ou simplement de la personnalité, j’avais à faire à des manières très différentes de vivre cette « double identité ».

Raconter à la première personne

C’est justement cette diversité que je voulais dépeindre. Comme un besoin de rendre compte d’une hétérogénéité dont nous prive l’espace médiatique et politique suisse en nous évoquant trop souvent comme un groupe homogène : les noirs. Qui plus est, la plupart du temps, à travers des questions qui ne nous concernent que peu, à savoir l’asile et le trafic de drogue.

Il est essentiel que notre génération se raconte par elle-même

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On peut épiloguer sur les causes des représentations stéréotypées dont nous faisons l’objet en Occident, en tant qu’artiste, je pense qu’une partie du problème réside dans le fait d’être toujours dépeints à travers les yeux des autres. Et c’est pour cette raison qu’il est essentiel que notre génération se raconte par elle-même, à travers tous les médiums d’expression possibles : le cinéma, la musique, le journalisme, la politique, la littérature, etc.

Raconter à la première personne notre perspective sur le monde, qui n’est ni celles de nos parents, ni celles de nos compatriotes, ni celles de nos ancêtres, ni celles de nos professeurs, mais une sorte de mélange de tout ça.

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Lors de la sortie du film, j’ai relevé que certaines remarques de spectateurs noirs se portaient sur des détails, tels que les mouvements « mi-doux, mi-brusques » d’une maman coiffant l’afro de sa fille ou d’untel discutant avec son pote en se mettant de la crème sur le corps. Des petites choses qui les avait marqués car ils se rendaient compte qu’ils n’avaient presque jamais l’occasion de voir ces simples gestes de leur quotidien sur grand écran. Juste des gens qui vivent, parlent et leur ressemblent. Sans l’agenda politique du journaliste ou les fantasmes exotiques du sociologue auxquels nous sommes trop habitués en Suisse, en France, en Belgique ou en Allemagne.

Car à quelques considérations historiques et sociales près, parler de l’identité afro-suisse revient pour moi à parler de l’identité afro-européenne en général : une identité en perpétuel mouvement, jeune et hétérogène, qui marche dans le sens de l’Histoire tout en étant constamment questionnée dans une Europe encore très « racialisée », où globalement les Noirs sont des Africains et les Blancs, des Européens. « C’est plein de choses, c’est compliqué… »

Et en fait, j’ai trouvé. Il y a bien un moment constitutif d’un certain patriotisme suisse : c’est le service militaire obligatoire. Bacary, protagoniste de « Bounty » d’origine sénégalaise, a même poussé le vice jusqu’à faire dix ans de carrière dans l’armée suisse. Et bien un jour, il m’a dit qu’il s’y était senti bien plus discriminé en tant que romand (francophone) qu’en tant que noir ! Tout fout le camp…

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