RDC : le marché des passeports sert-il à acheter des appartements à Montréal pour la « Kabilie » ?

Le scandale de Passeportgate rebondit de manière inattendue au Canada. Emmanuel Adrupiako, assistant financier du président Joseph Kabila, y est soupçonné d’avoir profité du contrat de passeports pour s’acheter des appartements de luxe à Montréal. Ce qu’il conteste de manière véhémente.

Joseph Kabila, président de la RDC, le 29 juin 2010 à Kinshasa. © Olivier Pollet/AP/SIPA

Joseph Kabila, président de la RDC, le 29 juin 2010 à Kinshasa. © Olivier Pollet/AP/SIPA

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Publié le 18 octobre 2017 Lecture : 7 minutes.

L’État congolais est-il mort ? La réponse est affirmative aux yeux d’Alexander De Croo. Mi-septembre, le vice-Premier ministre belge a en effet confié au journal flamand Mondial Nieuws que l’État dirigé par Joseph Kabila n’était désormais qu’« un système d’enrichissement personnel ». La formule fait écho à tous ces scandales retentissants qui ont éclaboussé, ces derniers mois, la famille et les proches du chef de l’État congolais : des Panama papers – révélations planétaires sur le blanchissement et l’évasion fiscale d’envergure internationale dans lesquelles a été cité le nom Jaynet, la sœur jumelle du président congolais -, au rapport du Groupe d’étude sur le Congo qui répertorie plus de 80 sociétés et entreprises appartenant aux Kabila en passant par l’enquête de Bloomberg sur les intérêts économiques de la famille Kabila et le Passeportgate en RDC.

C’est d’ailleurs ce dernier scandale, révélé en avril par Reuters, qui vient de connaître un rebondissement au Canada. En 2015, 700 000 dollars (environ 594 632 euros) ont été versés à Emmanuel Adrupiako, l’assistant financier de Kabila, par deux entreprises : Berea International et Cedevane. Les deux sociétés,  enregistrées à Ras Al Khaimah, aux Émirats arabes unis, sont également liées à la société belge Semlex, fournisseur des passeports biométriques en RDC.

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On sait désormais à quoi a servi cet argent. Selon le Journal de Montréal, ces « deux compagnies coquilles » ont envoyé de l’argent à deux temps – d’abord 300 000 dollars puis 400 000 – à Emmanuel Adrupiako pour permettre à ce dernier de s’acheter deux appartements avenue des Pins, à Montréal. Prix de vente : 540 980 euros.

Les zones d’ombre d’un contrat de bail à Semlex

Ce double versement – via les comptes du « trésorier » de Kabila à la Royal Bank of Canada, à Montréal, et à la banque Jyske, au Danemark -, était déjà mentionné dans l’enquête de Reuters. Mais l’agence de presse britannique n’avait pas pu déterminer si ces paiements étaient effectivement liés au contrat des passeports.

Elle s’était toutefois procurée des documents qui inscrivaient ces sommes dans le cadre soit d’un « accord de prêt », soit des loyers que Berea International devait payer à Emmanuel Adrupiako.

Problème : Un journaliste de Reuters s’était rendu à l’adresse du bâtiment loué à Kinshasa et n’avait trouvé aucune trace de Berea International. « Ce qui conforte les soupçons d’une rétro-commission versée à ce proche de Kabila très impliqué dans le marché des passeports », estime un député congolais de passage à Paris.

L’immeuble a été occupé à partir de janvier 2016 et l’est toujours aujourd’hui

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Contacté par Jeune Afrique, Emmanuel Adrupiako brandit un contrat de bail, signe et persiste : les 700 000 dollars qui lui ont été versés en 2015 n’ont rien à voir avec le contrat des passeports mais ils résulteraient bien, selon lui, des loyers payés par Berea International.

« Il y a eu d’abord 300 000 dollars d’avance sur loyer (…) et un deuxième paiement de 400 000, confirme-t-il dans un mail. Le contrat [de location] de l’immeuble était d’un an à raison de 4 500 dollars pour chacun de six appartements loués, plus une garantie [locative] de trois mois. L’immeuble a été occupé effectivement à partir de janvier 2016 et l’est toujours aujourd’hui, soit un an et 9 mois révolus [de loyers déjà payés] ». Ce qui aurait ainsi rapporté quelque 567 000 dollars (environ 481 652 euros) au bailleur Adrupiako qui gère ce bien immobilier pour le compte de sa descendance.

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Mais le contrat de bail, signé le 17 août 2015 entre Berea International et les cinq enfants d’Emmanuel Adrupiako représentés par leur père, apporte d’autres éléments troublants à la compréhension de ce deal. On y apprend, par exemple, que l’immeuble loué comprendrait 11 appartements – et non six. Son « loyer mensuel net » était cependant tout de même fixé à 27 500 dollars, soit seulement 500 dollars de plus que le loyer payé pour les six appartements du même immeuble – qui seraient réellement mis en location, comme nous l’avait expliqué Emmanuel Adrupiako dans son mail.

Une confusion dans le nombre d’appartement qui serait due, selon Emmanuel Adrupiako, à une faute de retranscription dans le contrat. « Les onze appartements, c’était une erreur de frappe que l’on a corrigée à la main. Il y a bel et bien six appartements concernés », explique l’assistant financier de Joseph Kabila.

Le contrat précise néanmoins que, dès sa signature, « une garantie locative équivalent à 70 000 dollars ainsi que douze mois de loyers anticipatifs, soit 400 000 dollars, seront perçus ».

Adrupiako a-t-il profité du « juteux contrat de passeports » ?

Le Journal de Montréal soupçonne Emmanuel Adrupiako d’avoir acheté ses propriétés à Montréal en « [comptant] sur des paiements liés à un juteux contrat de passeports en RDC », et évoque un montage financier dans lequel le nom de l’assistant financier de Joseph Kabila est cité.

Emmanuel Adrupiako, lui, s’en défends : « Je n’ai pas pris part aux négociations ayant conduit à la conclusion du contrat comme certains l’affirment. » Il reconnaît cependant à Jeune Afrique qu’il a « fait partie de l’équipe préparatoire » qui s’est rendue à Bruxelles, en Lituanie et au Mozambique « pour voir si la société [Semlex] existe, si elle a les moyens qu’elle prétend avoir pour exécuter le projet ».

Louer par la suite des appartements à cette même société, Emmanuel Adrupiako n’y voit d’ailleurs aucun conflit d’intérêts. D’autant que l’entreprise en question « a loué chez d’autres [particuliers] et personne n’en parle », balaie-t-il.

Tous ces achats ont été faits avec une épargne d’une longue carrière de 30 ans

Les deux appartements de l’avenue Pins ne sont pas les seuls biens immobiliers de la famille Adrupiako à Montréal. Trois appartements – les deux cités plus haut et un autre, acquis en avril au 19e étage de la nouvelle tour Icône – appartiendraient aux « trois enfants majeurs » selon leur père. En outre, la propriété principale du clan Adrupiako est un « condo [appartement, en québécois] neuf de la tour Symphonia », dans le quartier de L’Île-des-Sœurs, acheté en 2014 à 1,25 millions de dollars canadiens, taxes comprises, soit environ 847 160 euros, a révélé le journal de Montréal. Ce qui porterait, selon ce tabloïd québécois, à « plus de 3 millions de dollars canadiens » (plus de 2 millions d’euros) l’investissement d’Emmanuel Adrupiako dans les appartements de luxe à Montréal.

Une « aberration », dénonce Emmanuel Adrupiako dans un droit de répondre adressé au Journal de Montréal et que Jeune Afrique a pu consulter. « L’achat de l’appartement principal occupé par ma famille a commencé en 2013 avec une mise de 349 500 dollars (environ 297 200 euros) dont le paiement s’est fait sur plusieurs mois et le reste, soit 812 500 dollars canadiens (environ 550 650 euros) est un crédit hypothécaire obtenu auprès de la Royal Bank of Canada dont le remboursement fut étalé d’abord sur quatre ans puis sur 25 ans en 2015 quand la famille a obtenu la résidence permanente [au Canada] », écrit-il, présentant une copie du document attestant l’hypothèque pour appuyer ses propos.

Extrait du document attestant l’approbation de l’hypothèque.

Extrait du document attestant l’approbation de l’hypothèque.

À en croire Emmanuel Adrupiako, une autre « hypothèque bancaire de 320 931, 65 dollars canadiens pèsera sur [ses] enfants durant les 25 prochaines années » pour les trois appartements qu’ils auront acquis à Montréal.

L’assistant financier de Kabila poursuit : « Tous ces achats ont été faits avec une épargne d’une longue carrière de 30 ans sans discontinuité avec un salaire acceptable ainsi que les loyers de leur maison [celle des enfants, louée sur le papier à Berea International] à Kinshasa. »

Le parcours d’Adrupiako, le trésorier de Kabila

Emmanuel Adrupiako, bientôt 57 ans, est détenteur d’un diplôme de licence (bac +5 en RDC) en Sciences économiques, décroché à l’Université de Kinshasa en 1986. L’année suivante, il devient conseiller économique et financier du puissant et unique syndicat interprofessionnel sous Mobutu, l’Union nationale des travailleurs du Zaïre (UNTZ).

Après un court passage à la direction des infrastructures du ministère du Plan, il est recruté en 1988 – « sur test », s’empresse-t-il à relever – au Programme élargi de vaccination, financé entre autres par l’USAID, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Unicef. Il y exerce tour à tour les fonctions de chef de service d’audit interne, responsable des finances, puis du budget avant de devenir le chef de division administrative et financière de la structure. Poste qu’il occupe alors jusqu’en octobre 1997 lorsque le nouveau régime, celui de Kabila père, s’offre ses services.

Entré au service de Kabila père en 1997

« Laurent-Désiré Kabila avait recruté beaucoup de cadres sur compétence, sans aucune considération de lien de famille ou autres, raconte Emmanuel Adrupiako à Jeune Afrique. Il a ainsi fait de moi son secrétaire chargé des questions économiques pendant un an, puis il m’a nommé directeur des finances en 1998 jusqu’à sa mort. »

À l’arrivée de Kabila fils au pouvoir en janvier 2001, Emmanuel Adrupiako est reconduit à ses fonctions avant d’être promu, trois ans plus tard, assistant financier du président.

À en croire son « attestation de service » que Jeune Afrique a pu consulter, à la présidence de la République, « [Emmanuel Adrupiako] a successivement eu droit à un salaire mensuel net d’impôt de 1 000 dollars en tant que secrétaire de direction, 4 500 dollars puis 10 000 dollars en tant que directeur puis assistant financier ». Et « depuis 2011, sa rémunération mensuelle (salaire, primes et autres avantages de fonction) s’élève à 15 000 dollars », précise le document datant du 31 octobre 2013.

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