Tunisie : l’état d’urgence, une mesure d’exception qui se normalise

En six ans, depuis la révolution, la Tunisie aura vécu plus de quatre ans sous état d’urgence. Une mesure supposée exceptionnelle qui s’éternise, au grand dam des défenseurs des droits de l’Homme.

La place de la Victoire, à Tunis. © م ض/CC/Wikimedia Commons

La place de la Victoire, à Tunis. © م ض/CC/Wikimedia Commons

Publié le 23 février 2017 Lecture : 4 minutes.

En vigueur de manière continue sur tout le territoire depuis l’attentat contre un bus de la garde présidentielle, le 24 novembre 2015, à Tunis, l’état d’urgence vient d’être prolongé une nouvelle fois par le président Béji Caïd Essebsi pour trois mois, jusqu’au 16 mai.

Cinquième recours dans l’histoire tunisienne

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Cette décision, comme les autres qui l’ont précédée, se fonde sur un décret du 26 janvier 1978 du président de l’époque, Habib Bourguiba. La première proclamation de l’état d’urgence en Tunisie avait été décidée suite à une grève générale lancée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), surnommée le « Jeudi noir ».

D’une durée de 30 jours prorogeable par décret, le régime d’exception peut être déclaré en cas de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou d’ « événements présentant par leur gravité le caractère de calamité publique ». Et ce fut déjà le cas cinq fois depuis 1978 dans l’histoire du pays.

Si le gouvernement avait initialement usé de l’état d’urgence pour répondre à des soulèvements populaires, les dernières applications sont plutôt justifiées par « les dangers qui menacent le pays », l’explique le chef de l’État. Avant l’attaque du 24 novembre 2015 (12 morts), deux autres attentats avaient été revendiquées par le groupe État islamique (EI) la même année : un au Musée du Bardo en mars (22 morts) et un autre à l’hôtel de Sousse fin juin (38 morts).

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Une mesure contestée

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Une partie de la société civile et des médias tunisiens s’inquiètent néanmoins des dérives qui accompagnent – ou peuvent accompagner – la mise en place de l’état d’urgence, et remettent en cause les libertés des citoyens.

Dans un rapport publié le 13 février, Amnesty International va même jusqu’à dénoncer un « sinistre rappel du régime » de Zine el-Abidine Ben Ali, en faisant état de « 23 cas de torture et mauvais traitements depuis janvier 2015 », de l’arrestation de « milliers de personnes », et de perquisitions souvent « en l’absence de mandat judiciaire ». « Au moins 5 000 » personnes se seraient également vu « interdire de voyager » depuis que l’état d’urgence a été réinstauré.

En octobre 2016, une dizaine de députés tunisiens avait présenté une initiative législative visant à encadrer l’état d’urgence en prévoyant notamment un contrôle parlementaire. Car pour Riadh Jaïdane, l’instigateur de cette proposition et président du Mouvement l’appel des Tunisiens à l’étranger, « il y a urgence à réglementer l’état d’urgence ». Validé par le bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) le document attend encore de passer l’étape de la Commission parlementaire des droits, des libertés et des relations extérieures. Avec cependant peu d’espoir d’être soumis à un vote bientôt.

« L’ARP [Assemblée des représentants du peuple] – ou plutôt l’Assemblée des représentants des partis politiques – n’est pas très enthousiaste à l’idée de faire voter la proposition d’un député indépendant », confie Riadh Jaïdane à Jeune Afrique. Pourtant, martèle-t-il, il est plus que temps de définir un cadre juridique « clair et précis conforme à la Constitution », car fonder la mise en place de l’état d’urgence sur le décret de 1978 est une « aberration constitutionnelle » depuis 2014 (adoption de la nouvelle Constitution tunisienne). « Je ne suis pas contre l’état d’urgence, au contraire, je pense que cela s’impose aujourd’hui en Tunisie. Mais cette mesure doit être bien fondée juridiquement. »

L’état d’urgence sous lequel vit actuellement la Tunisie sera « levé définitivement dans trois mois, a affirmé le 15 février à la radio Mosaïque FM le chef du gouvernement, Youssef Chahed. Preuve supplémentaire, selon Riadh Jaïdane, de la nécessité de mieux légiférer : « Pourquoi est-ce le chef du gouvernement, qui ne doit normalement avoir qu’un rôle consultatif dans la décision d’instaurer et de proroger, qui annonce cela ? »

Et après ces trois mois ? Si certains s’inquiètent d’une éventuelle levée de l’état d’urgence juste avant le mois sacré du ramadan et le début de la saison estivale, beaucoup admettent ne pas vraiment ressentir le changement. « C’est vrai que la sécurité est renforcée autour des bâtiments officiels et des principales zones touristiques, surtout dans le centre-ville de Tunis. À certains endroits, les contrôles routiers sont aussi parfois plus fréquents. Mais pour le reste, l’état d’urgence ne se ressent pas vraiment », explique Cyrine, vendeuse dans la banlieue nord de Tunis.

Tant que notre situation est liée à celle de la Libye et tant que la Libye n’a pas un gouvernement maîtrisant la situation […], la menace existe

« À part dans les régions frontalières, où le pays est plus sur ses gardes, l’état d’urgence n’empêche pas les Tunisiens de vivre leur vie normalement. Les forces de sécurité sont plutôt tolérantes », ajoute Riadh Jaïdane. Sauf pour les personnes sur lesquelles pèsent des soupçons quelconques, alertent des associations de défense des droits de l’Homme.

Le ministre de la Défense Farhat Horchani, lui, a salué il y a quelques jours « une importante amélioration » de la situation sécuritaire dans le pays. Un dispositif renforcé qui aurait par exemple permis au pays de célébrer son premier mois de ramadan sans attaques terroristes depuis trois ans. « Mais, tant que notre situation est liée à celle de la Libye et tant que la Libye n’a pas un gouvernement maîtrisant la situation […], la menace existe », a-t-il rappelé.

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