Ahmed Néjib Chebbi : « La Tunisie ne doit pas s’engager dans une chasse aux sorcières »

Leader historique du Parti démocratique progressiste (PDP), Ahmed Néjib Chebbi, l’opposant, est devenu Ahmed Néjib Chebbi, le ministre, dans le gouvernement d’union nationale né de la chute du régime de Ben Ali en Tunisie. Il revient sur les raisons de sa participation à la construction démocratique du pays.

Ahmed Néjib Chebbi, ministre du Développement régional en Tunisie. © Ons Abid pour J.A.

Ahmed Néjib Chebbi, ministre du Développement régional en Tunisie. © Ons Abid pour J.A.

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 18 février 2011 Lecture : 6 minutes.

Paysage après la révolution tunisienne
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Paysage après la révolution tunisienne

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Le pragmatisme est-il une tare ou une vertu ? Une chose est sûre : sans lui, le gouvernement d’union nationale en Tunisie serait mort-né. Ahmed Néjib Chebbi, leader historique du Parti démocratique progressiste (PDP), est aujourd’hui à la fois incontournable et surexposé. Au centre de l’échiquier politique. Devenu ministre du Développement régional – un portefeuille stratégique –, cet avocat de 67 ans, opposant résolu aux régimes de Bourguiba et de Ben Ali, a pris le risque de brouiller son image en acceptant de participer au gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Il s’en explique. Et livre sa vision de la transition qui doit conduire la Tunisie vers les premières élections libres de son histoire.

Jeune Afrique : Le gouvernement « Ghannouchi I », annoncé le 17 janvier, auquel vous avez choisi de participer, faisait la part belle aux anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Il a suscité l’hostilité de la population et n’a pas survécu dix jours. Rétrospectivement, regrettez-vous d’avoir apporté votre « caution » à un cabinet si impopulaire ?

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Ahmed Néjib Chebbi : Revenons un peu en arrière et repensons à la situation dans laquelle le pays se trouvait dans les jours précédant le 14 janvier. La Tunisie était au bord du gouffre. La révolution aurait pu être écrasée dans le sang, comme en Birmanie en 1988. Au PDP, nous avons été les premiers à réclamer la constitution d’un gouvernement de coalition pour sortir de l’impasse politique. La frange réformatrice du pouvoir – Mohamed Ghannouchi et Kamel Morjane, pour ne pas les citer – a saisi la balle au bond en engageant des tractations, qui se sont poursuivies et accélérées après la chute de Ben Ali. La politique, ce n’est pas tout ou rien, c’est aussi composer avec le réel, avec l’existant. Nous savions à quoi nous attendre, mais avions-nous une autre formule à proposer ? Fallait-il se figer dans une posture protestataire stérile et laisser pourrir la situation, ou au contraire prendre des risques politiques pour tenter de mettre en œuvre un processus de transition et permettre à la révolution populaire de réaliser son objectif : la conquête de la liberté et de la citoyenneté démocratique ? Évidemment, le casting gouvernemental était loin d’être parfait, nous en étions conscients, mais nous avions obtenu satisfaction sur toutes nos revendications fondamentales : la liberté de la presse, la liberté d’association, l’amnistie générale, la tenue rapide d’élections sous supervision internationale, la création de commissions d’enquête indépendantes sur les violences et la corruption, dirigées par des personnalités incontestables. Ce n’est pas rien !

Beaucoup de voix s’élèvent maintenant pour demander la dissolution du RCD. Quelle est votre position ?

Évitons de verser dans la démagogie. Le PDP, à l’instar de l’ensemble des formations de l’opposition réelle, a exigé pendant des décennies une séparation entre l’État et le parti. Cette exigence est aujourd’hui réalisée. L’État va récupérer tous les biens meubles et immeubles qui étaient mis gracieusement à la disposition du RCD. La dissolution des cellules professionnelles du parti dans l’administration et le secteur parapublic a été prononcée. Il s’agit d’un acquis fondamental. Nous avons obtenu satisfaction sur toute la ligne. Faut-il s’engager maintenant dans une chasse aux sorcières ? Non. Il faut que la justice passe. Ceux qui, au sein du RCD, se sont rendus coupables de crimes ou ont trempé dans la corruption devront répondre de leurs actes devant les tribunaux. Les autres, les militants et les cadres honnêtes, devront faire leur examen de conscience. C’est leur affaire, pas celle du gouvernement. Je comprends les sentiments de rejet qu’inspire l’ancien parti unique : ils sont parfaitement légitimes. Mais on ne doit pas tout mélanger, la justice et la vengeance. En démocratie, la sanction doit émaner des électeurs, pas des tribunaux…

Que pensez-vous de la proposition d’Ahmed Mestiri, leader historique du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), qui souhaite la formation d’un comité des sages, sorte d’autorité politique et morale qui chapeauterait le gouvernement et encadrerait ses activités ?

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J’ai énormément de respect pour Ahmed Mestiri, qui est une grande figure de la politique tunisienne, mais son idée est inopportune, car elle vient trop tard. S’il l’avait formulée au plus fort de la crise, c’est-à-dire avant le 13 janvier, nous nous y serions ralliés avec enthousiasme. Mais il a attendu la formation du gouvernement d’union nationale pour sortir de son silence, un silence de vingt-trois ans. J’ai du mal à comprendre le sens de sa démarche. Cherche-t-il à torpiller le gouvernement ? Maintenant que ce gouvernement existe et a commencé à travailler, pourquoi le remplacer par un comité des sages venu de nulle part ? Il y a une place pour un comité de vigilance, formé par des sages, à condition que celui-ci reste dans son rôle d’autorité morale, émanation de la société civile. Pas comme substitut du gouvernement.

Mansour Moalla, autre figure éminente de la politique tunisienne, souhaite la convocation dans les plus brefs délais d’une Assemblée constituante, afin de réviser la Constitution, taillée sur mesure pour Bourguiba et Ben Ali…

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Juridiquement, c’est inenvisageable. Fouad Mebazaa, le président de la transition, assure l’intérim, et il n’a pas le pouvoir de dissoudre le Parlement pour convoquer de nouvelles élections. Il n’est donc même pas possible de coupler la présidentielle et les législatives. Il faudra obligatoirement commencer par la présidentielle. Nous avons fait le choix d’une démarche légaliste en nous inscrivant dans le schéma dessiné par la Constitution. Elle sera révisée, car elle est imparfaite, mais on ne peut pas brûler les étapes. Le nouveau président élu convoquera très rapidement des élections anticipées. Rien ne nous empêche d’ouvrir, dès maintenant, un grand débat constitutionnel, de réfléchir à ce à quoi pourraient ressembler les institutions de la IIe République tunisienne. Mais il faut bien comprendre que ce débat restera théorique tant que nous n’aurons pas procédé à l’élection d’un nouveau Parlement.

À titre personnel, votre préférence va-t-elle à un régime parlementaire, à un régime mixte « à la française » ou à un régime présidentiel ?

Aujourd’hui, par réaction, beaucoup de gens expriment leur préférence pour le parlementarisme. La Tunisie a souffert dans sa chair des excès du présidentialisme. Mais le présidentialisme qui a été théorisé et pratiqué était un présidentialisme dévoyé. La question qui se pose, c’est : « Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? » Rompre avec les excès du présidentialisme est une chose, tourner le dos au régime présidentiel tempéré et tenter l’aventure du parlementarisme intégral, « à l’italienne », en est une autre. Avec mes camarades du PDP, j’ai fait publier, il y a près de huit mois, un projet de Constitution, en 115 articles, qui préfigure ce à quoi pourrait ressembler la IIe République tunisienne. Le régime que nous décrivons dans ce document se rapproche du présidentialisme américain. Il s’agit d’un système fondé sur une séparation stricte des pouvoirs et reposant sur une sorte d’équilibre entre les pouvoirs du gouvernement, de l’Assemblée et de la justice. Un régime où les pouvoirs ne seraient pas confondus, mais au contraire séparés et susceptibles de s’annuler les uns les autres. Ce serait, à mon avis, la formule la plus adéquate en l’état actuel des choses. Et cela supposerait la création d’une véritable Cour constitutionnelle.

Rached Ghannouchi, le fondateur du mouvement Ennahdha, vient d’accomplir son retour en Tunisie après vingt ans d’exil. Son parti n’est pas encore légalisé. Doit-il l’être ?

Il représente une sensibilité qui n’est pas la nôtre, mais il a sa place sur l’échiquier politique. On n’a pas le droit de lui refuser le visa, du moment où il souhaite inscrire sa pratique politique dans le cadre de la loi. J’espère simplement que son retour ne contribuera pas à polariser encore davantage le climat politique. Car la Tunisie, en ce moment, a surtout besoin de sérénité… 

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