Soudan du Sud : à Djouba, c’est le far west !

Peu de routes bitumées, quasiment pas d’eau… Dans la dernière-née des capitales africaines, Djouba, les chambres d’hôtel sont installées dans des conteneurs climatisés et les ministres travaillent dans des bureaux en préfabriqué. Ici, tout est possible, à condition d’y mettre le prix. Reportage.

Les rues asphaltées se comptent sur les doigts d’une seule main. © Nicolas Michel/J.A

Les rues asphaltées se comptent sur les doigts d’une seule main. © Nicolas Michel/J.A

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Publié le 21 mai 2012 Lecture : 6 minutes.

Abdi Salah est un jeune entrepreneur somalien. Il vit à Birmingham au Royaume-Uni, mais il est pour quelques semaines de passage à Djouba, capitale du Soudan du Sud. Impeccable dans ses vêtements de marque, il sirote une Tusker fraîche à l’ombre des manguiers du restaurant Da Vinci, face au Nil Blanc. Sur ses affaires dans le secteur de l’immobilier britannique, il demeure peu disert, mais, au regard du prix des chambres d’hôtel à Djouba, il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu’il a les moyens. À plus de deux cents dollars (plus de 150 euros) la nuit pour une chambre aménagée dans un conteneur, chaque jour passé ici vaut deux barils de pétrole. « Il y a beaucoup d’opportunités, le pays est neuf, confie-t-il. Je viens pour observer et prendre la température. J’ai dans l’idée de développer la vente de lait en poudre de qualité. On ne trouve que des produits très médiocres sur le marché. »

Aiguillonnés par l’idée que les premiers arrivés seraient les mieux servis, nombreux sont les entrepreneurs qui, comme Salah envisage de le faire, sont venus monter leur business à Djouba. Ils sont éthiopiens, somaliens, kényans, ougandais, libanais, chinois, et chaque nation représentée a, plus ou moins, sa spécialité. Aux Somaliens le change de devises, aux Éthiopiens le commerce de proximité, aux Chinois le bâtiment et la restauration… Il faut dire qu’au premier regard toutes les conditions semblent réunies pour offrir aux amateurs de plus-values un terrain de jeu idéal.

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« Ici, c’est le far west » est sans doute la phrase qui revient le plus souvent dans la bouche des diplomates, humanitaires ou businessmen circulant dans la poussière rouge de la ville en gros 4×4 blancs, la clim’ au maximum.

54e État africain

En guerre pendant près de quarante ans contre Khartoum, le Soudan du Sud n’a trouvé un semblant de paix qu’en 2005, puis l’indépendance le 9 juillet 2011. Littéralement asphyxié par son voisin, il ne dispose d’aucune infrastructure de base. Certes, l’aéroport de Djouba a pu, au prix d’incroyables efforts, accueillir les chefs d’État venus célébrer la naissance du 54e État africain. Mais la capitale manque de tout. Les routes asphaltées se comptent sur les doigts de la main. L’électricité est essentiellement produite par des générateurs individuels – pour ceux qui peuvent se le permettre. L’eau est distribuée par des camions-citernes Isuzu bleus qui, en ville, croisent leurs semblables rouges, chargés, eux, de pomper les eaux usées. Les bâtiments de plus de deux étages sont rarissimes : les huttes en pisé dites tukul, les cabanes de tôle ondulée et les conteneurs aménagés sont la norme. Même au ministère des Transports, la ministre Agnes Poni Lukudu doit se contenter d’un minuscule bureau dans un préfabriqué sommaire. Le seul pont de la ville est une antiquité de métal rouillé, et les eaux du Nil ne sont guère utilisées pour l’irrigation. Papayers, bananiers et manguiers poussent en abondance, mais seulement sur les rives du fleuve. Au-delà règnent eucalyptus, acacias et calotropis faméliques. La plupart des fruits et légumes sont importés d’Ouganda et du Kenya, tout comme le café, le thé, le sucre et le tabac. L’alcool étant ici allègrement consommé, South African Breweries produit tout de même sur place plusieurs variétés de bière…

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Ecolières à la sortie des classes. Djouba compte, selon les estimations les plus basses, 350 000 habitants.

Nicolas Michel)

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« Djouba, c’est à peine un gros village », affirme Randal Rhoade, employé de l’American Refugee Committee. Un gros village qui a tout de même radicalement changé de visage ces cinq dernières années, se développant en dehors de tout cadre légal. Les estimations concernant le nombre d’habitants varient entre 350 000 et 500 000, mais le chiffre ne cesse d’augmenter avec le retour des exilés et celui, toujours problématique, des nationaux ayant construit leur vie au Nord. Le Soudan étant classé 169e (sur 187) en matière d’indice de développement humain (Pnud, 2011), le Soudan du Sud risque de prendre la queue du peloton. Même s’il est toujours possible de lire sur les pancartes des cérémonies de l’indépendance : « Le 9 juillet marque la fin de l’oppression et le début du règne de la justice, de la liberté, de la paix et de la prospérité. »

Si hommes d’affaires et investisseurs putatifs sont là, c’est qu’ils parient sur un développement à grande vitesse : à la frontière avec le Nord, le sous-sol du Soudan du Sud regorge de pétrole. Théoriquement, les pétrodollars devraient ensemencer la latérite et faire jaillir de terre hôtels quatre étoiles et gratte-ciel de verre et d’acier… Certes, des piliers de béton armé indiquent qu’ici et là des bâtiments de plusieurs étages verront bientôt le jour, mais de nombreux indices laissent penser que l’état de grâce demeure fragile.

"On court à la catastrophe"

En ville, les dollars manquent et le gouvernement rationne sa consommation d’essence. La raison de cette double pénurie est simple : en janvier, refusant de payer les taxes astronomiques exigées par Khartoum pour acheminer le pétrole sud-­soudanais jusqu’à la mer Rouge, Djouba a décidé de fermer le robinet. Une décision au coût exorbitant : le pays s’est ainsi privé de 98 % de sa manne pétrolière (350 000 barils par jour). Depuis, la tension n’a cessé de monter, jusqu’à ce que les armes parlent le long de la frontière contestée entre les deux Soudans. L’armée du Sud a un temps tenu Heglig, zone pétrolière appartenant au Nord, avant d’en être chassée. Le président Salva Kiir a mené l’offensive diplomatique auprès du géant chinois, allié de Khartoum, pour financer la construction d’un nouveau pipeline reliant Djouba à l’océan Indien via le port de Lamu (Kenya), mais aucune solution de court terme ne semble en vue. « Si la situation ne s’améliore pas, on court à la catastrophe », confie un diplomate.

La ville est un immense chantier, mais rares sont les bâtiments de plus de un étage.

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Exagération ? Pas forcément. Si cela n’est pas visible au premier regard, la ville a encore bien des plaies à panser. Certes, la fierté nationale retrouvée s’exprime avec force sur les panneaux publicitaires, dans les nouveaux symboles du pays comme dans les discours des habitants. La bière White Bull porte « un toast à la nouvelle nation », l’opérateur Zain promeut l’indicatif téléphonique +211 (« Une nouvelle identité pour une nouvelle nation »), et même les campagnes de lutte contre le sida jouent sur la fibre nationaliste (« Nouveau pays, nouveau commencement, faites un test HIV aujourd’hui ! »). Au coeur de la ville, la statue de John Garang de Mabior (1945-2005), fondateur de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) et père de l’indépendance, semble indiquer de sa canne un avenir radieux. En face, le mausolée où son corps a été enseveli, gardé par une quinzaine de soldats, rappelle néanmoins que des années de guerre et de colonisation brutale ne peuvent s’effacer d’un revers de la main. Le reclassement des militaires est loin d’être achevé, et ceux qui n’ont connu que la violence ne savent pas toujours la contenir quand elle se manifeste, le soir, après le verre de trop. Calme en journée, la ville peut devenir dangereuse après minuit…

Mais Djouba souffre aussi d’un autre mal – ethnique -, qui pourrait à terme lui coûter son titre de capitale. La question foncière occasionne de violentes dissensions entre populations baries et dinkas, la première s’estimant spoliée de ses terres par la seconde. Le problème est si sérieux qu’en septembre 2011 le gouvernement a annoncé la création ex nihilo d’une nouvelle capitale administrative à Ramciel (État des Lacs), à environ 200 km de là, comme l’aurait souhaité John Garang. Pour certains, c’est un projet « irresponsable », « voué à l’échec, comme Yamoussoukro ». Peut-être, mais au ministère des Transports le vice-ministre Mayom Kuoc Malek envisage le sujet très sérieusement : « Nous avons pour projet de construire un tout nouvel aéroport international non loin de la nouvelle capitale, à Tali », dit-il. Début avril, la compagnie sud-coréenne Korea Land and Housing Corporation, qui a remporté l’appel d’offres, a présenté au vice-président, Riek Machar, ses premières conclusions. Lesquelles doivent être complétées, dans les six mois, par des recherches sismiques, cartographiques, environnementales, architecturales et sociales pour aboutir à une étude de faisabilité complète. Mais, pour financer un si coûteux déménagement, encore faudrait-il que le brut recommence à couler dans les pipelines.

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Nicolas Michel, envoyé spécial

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