Rony Brauman : « On ne parachute pas la démocratie »

Conflit israélo-palestinien, guerre civile syrienne, nucléaire iranien, révolution libyenne, intervention dans le Nord-Mali… Autant de dossiers ultrasensibles sur lesquels le pourfendeur du devoir d’ingérence, Rony Brauman, affiche des positions qui détonnent.

À son domicile parisien, le 26 novembre. © Vincent Fournier/J.A.

À son domicile parisien, le 26 novembre. © Vincent Fournier/J.A.

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 12 décembre 2012 Lecture : 9 minutes.

Figure de l’action humanitaire, Rony Brauman a notamment dirigé Médecins sans frontières France, où il est toujours actif. Né à Jérusalem en 1950, il revendique sa citoyenneté israélienne mais dit ne pas en avoir la nationalité. L’État hébreu dissocie en effet les deux notions, la seconde établissant des distinctions communautaires. « Je ne suis pas retourné en Israël depuis que le gouvernement m’oblige à y entrer avec un passeport israélien, dit-il. Avec un tel document, je ne peux pas aller dans les territoires occupés. Et je refuse de me rendre en Israël si je ne peux pas me rendre dans les Territoires. » Auteur de plusieurs essais, il s’est distingué par ses mises en garde sur les dangers du devoir d’ingérence. Une position qui l’a entraîné dans un véritable duel d’intellectuels avec le philosophe français Bernard-Henri Lévy sur la question libyenne en 2011. 

Bio express

o 19 juin 1950 naissance à Jérusalem

o 1975 doctorat en médecine tropicale, santé publique et épidémiologie

o 1978 rejoint Médecins sans frontières (MSF)

o 1982-1994 président de MSF France

o 1994-1997 professeur associé à Sciences-Po Paris

o 1997 Prix de la Fondation Henry Dunant

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Jeune Afrique : Comment réagissez-vous à l’octroi à la Palestine du statut d’État observateur à l’ONU ?

Rony Brauman : C’est une bonne nouvelle. Cela mettra les Israéliens face à leur statut d’occupant d’un pays reconnu et non plus de « territoires disputés », comme ils aiment à le dire. Cela permettra aux Palestiniens de sortir du face-à-face stérile dans lequel ils sont enfermés et de faire valoir leurs revendications à l’ONU, où ils comptent de nombreux soutiens. Il faut manifestement cesser de compter sur Washington, clairement du côté israélien, pour jouer l’arbitre. La reconnaissance de la Palestine, bien qu’incomplète, va dans ce sens.

Le cessez-le-feu à Gaza conclu entre le Hamas et Israël, c’est l’échec de la politique de négociation pacifique ?

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C’est en effet un échec pour la politique du Fatah et de l’Autorité palestinienne (AP), qui ont renoncé à la lutte armée et n’ont obtenu en échange que l’expansion continue des colonies. La politique israélienne a toujours été de marginaliser les nationalistes progressistes pour chercher un face-à-face avec les islamistes. Par des moyens militaires, politiques, économiques, les Israéliens ont littéralement piétiné l’AP afin d’ancrer l’idée qu’ils n’avaient pas de partenaire de paix. C’est l’un de leurs grands slogans : nous voulons la paix, mais il faut être deux pour cela. Tel-Aviv a pour stratégie de décréter quels sont ses interlocuteurs légitimes. Considérant d’un côté le Hamas comme une organisation terroriste, de l’autre l’AP comme un fantôme sans légitimité, il les invalide tous les deux et ferme la porte aux négociations.

L’Occident considère aussi le Hamas comme un mouvement terroriste…

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C’est insensé, même si je ne crois pas à une issue militaire au conflit : l’intifada a été un désastre et de très nombreux Palestiniens le reconnaissent. Cela étant, une population occupée a le droit de se défendre. La légitime défense est une notion indiscutable, inscrite dans tous les textes, présente dans toutes les têtes et à laquelle on ne peut s’opposer. Utiliser la violence contre les Israéliens est une erreur politique et stratégique – compte tenu du rapport des forces complètement déséquilibré en faveur d’Israël et de ses conséquences humaines terribles -, mais considérer le Hamas comme terroriste parce qu’il se défend en est une autre. D’autant qu’il a clairement indiqué à plusieurs reprises qu’il acceptait l’existence d’Israël dans les frontières de 1967. Le Hamas doit être l’un des interlocuteurs des Israéliens.

Que reste-t-il du camp de la paix en Israël ?

Il y a toujours un camp de la paix composé de gens plus modérés que ceux au pouvoir. Ils bénéficient d’un soutien mesuré. Le Meretz, qui prône la solution des deux États séparés, n’a recueilli que 2,5 % des sièges aux législatives de 2009. Il y a aussi à l’extrême gauche ceux qui proposent la création d’une confédération israélo-palestinienne : la solution de l’État unique, binational. Spontanément, je suis porté vers cette forme de confédération, qui officialiserait un état de fait, avec bien sûr une égalité des droits civiques, politiques, sociaux pour l’ensemble de la population. Hélas, l’heure globale est aux rétrécissements identitaires. De facto, c’est un État binational qui se construit, mais sous les pires auspices avec la mise en place d’une situation d’apartheid.

Peut-on espérer des progrès du second mandat d’Obama ?

Rien n’a été fait pendant le premier… Espérer, on peut toujours le faire et on y est un peu forcé, les Américains étant les seuls à avoir une influence sur les Israéliens. Hélas, en dépit de l’antipathie à peine cachée d’Obama pour Netanyahou, le soutien à l’État hébreu n’a jamais été aussi fort et conforte le Premier ministre ­israélien dans son intransigeance. Et l’opinion internationale est tellement braquée contre Israël que les États-Unis restent ses seuls amis et protecteurs. Il est très imprudent pour Israël de faire reposer son existence et sa sécurité sur un unique allié, alors que beaucoup de signes montrent que même aux États-Unis la solidité de cette alliance est en train de s’effriter, y compris parmi les Juifs américains, de plus en plus éloignés de cet État violent et sectaire.

Quelle est votre position sur le conflit syrien ? 

Mon point de vue recouvre deux aspects différents. Je regrette tout d’abord de voir que la majorité de l’opposition, après avoir longtemps joué la carte de la mobilisation populaire et de la légitime défense, a abandonné cette stratégie pour faire le choix de la guerre ouverte. La lutte armée sélectionne les plus violents, favorise les plus radicaux et effraie un certain nombre de gens, qui finissent par se réfugier dans l’attentisme. Ma sympathie va à ces opposants qui rejettent dans un même mouvement la dictature et la lutte armée, et qui ne sont, hélas, pas du tout considérés par nos médias et nos politiques. L’autre point important, c’est l’exigence du départ immédiat de Bachar al-Assad posée par les Occidentaux. Établir un préalable qui ne sera jamais accepté, c’est signer pour la guerre. L’important pour moi, c’est que le cours de la politique reprenne, avec ou sans Bachar. Que ce tyran soit à terme expulsé de ses fonctions, je ne pourrais qu’en être satisfait avec tous les gens qui espèrent une solution démocratique en Syrie.

La position d’Israël sur le nucléaire iranien est-elle légitime ?

Israël, qui a enclenché la spirale de la nucléarisation au Proche-Orient, avec d’ailleurs l’aide de la France, est le dernier pays fondé à défendre une telle position. L’Iran a été attaqué par les Britanniques, a subi un coup d’État fomenté par la CIA en 1953, a été agressé par une coalition américano-française par Irakiens interposés, mais l’Iran n’a fait la guerre à personne. Je n’ai aucune sympathie pour le régime des mollahs et tout mon soutien va aux opposants de la révolution verte, mais, même parmi ces derniers, un grand nombre soutient le droit de l’Iran à se doter du nucléaire et à sanctuariser son territoire, de façon à se prémunir contre une attaque. Comme avec l’Irak en 2003, on a fait de l’Iran le problème. Et la solution, c’est de l’attaquer. Quand on voit le monde comme un ensemble de clous, on n’a pas d’autres outils en tête que le marteau et la tenaille, mais en politique cela doit être l’exception, et le contraire doit être la règle. On ne parachute pas la démocratie, on ne l’impose pas à coups de bombes.

(de g. à dr), Bernard-Henri Lévy, Nicolas Sarkozy, Mahmoud Jibril et David Cameron, le 15 septembre 2011, à Tripoli.

© Éric Feferberg/AFP

Vous avez détonné dans le paysage médiatique en dénonçant l’intervention en Libye…

L’aventure libyenne est elle-même partie d’une manipulation médiatique caractérisée. Ce qui a décidé Sarkozy et Obama a été le mitraillage aérien des manifestants de Tripoli le 21 février, une fausse information diffusée par Al-Jazira sur la base d’un simple témoignage téléphonique. Or il n’y a pas eu de manifestations à Tripoli et encore moins d’avion mitraillant la foule. Aucun des médias dominants n’a daigné faire la moindre vérification. La première page du récit de Bernard-Henri Lévy La Guerre sans l’aimer débute là-dessus : alors au Caire pour soutenir le Printemps arabe, il est sur le point de rentrer en France quand il voit sur les écrans de l’aéroport les avions attaquer en piqué la foule. Il prend soin de préciser que l’importance d’un événement c’est son commencement. À raison : ce commencement-là n’a pas eu lieu, c’était un énorme montage propagandiste, et qui donnait le ton de la suite. Autre manipulation : Benghazi, d’où la rébellion est partie, n’était pas sous le coup d’une menace d’anéantissement. Qui a vu les colonnes de chars dont on a tant parlé ? Personne. La ville rebelle était alors tout à fait en position de construire un rapport de force. Par la suite, le Conseil national de transition (CNT) aurait pu en appeler à divers médiateurs qui se proposaient, comme le Niger, le Sénégal et la Turquie. Mais tout a été fait pour que l’option de la guerre soit le premier recours. Cette guerre a été décidée dès les premiers jours du soulèvement de Benghazi, puis on a fabriqué ses justifications (massacres, viols) sans que personne ne se donne la peine de les vérifier.

Qu’est-ce qui a motivé cette guerre ?

Sarkozy ne pouvait qu’être furieux d’avoir été berné par Kadhafi : tous les contrats Rafale, centrale EPR, grand partenariat stratégique franco-libyen sur l’Afrique n’étaient qu’une tromperie.

Il y a tout d’abord le sentiment, assez justifié, qu’a eu le président français Nicolas Sarkozy d’avoir été berné par Kadhafi : tous les contrats Rafale, centrale EPR, grand partenariat stratégique franco-libyen sur l’Afrique n’étaient qu’une tromperie. Sarkozy ne pouvait qu’en être furieux. La deuxième raison, c’est sa session de rattrapage par rapport au Printemps arabe. Je ne partageais d’ailleurs pas toutes les accusations adressées au gouvernement d’alors d’avoir ignoré l’arrivée du Printemps arabe. J’ai vu dans ces reproches de l’intelligence rétrospec­tive, toujours facile, et une ruse de la pensée impériale. Ce n’est en effet pas à la France ni à l’Occident d’ouvrir les portes de l’État de droit aux peuples. C’est aux Arabes qu’il revenait de se libérer, le rôle des pays démocratiques étant de manifester leur soutien à ces mouvements. Troisième raison : s’engager dans une guerre très probablement victorieuse, pour une cause qui est presque indiscutable – mettre un terme aux massacres commis par le tyran le plus isolé de la zone -, c’était se garantir un succès d’estime et une entrée dans l’Histoire dont rêve tout chef d’État.

Êtes-vous également peu favorable à une intervention française aux côtés de troupes africaines dans le Nord-Mali ?

On peut tout à fait apporter une aide à un État souverain qui la demande : ce n’est pas mal en soi. Mais si l’aide que demandent les Maliens n’est pas fournie, c’est qu’il y a une situation de putsch. Une règle américaine, qui n’est pas la plus mauvaise, interdit en principe d’aider une armée putschiste. Et, au-delà du putsch, il faut se demander qui tient les rênes dans ce pays. Le Mali est actuellement un État en situation de dissolution, et, en l’absence d’un pôle politique fiable, toute entreprise militaire est vouée à l’échec. Autant sur la Syrie et surtout sur la Libye je me suis senti isolé, autant ce que je pense sur le Mali rejoint ce que disent la plupart des experts politiques, économiques et militaires : il faut redonner un peu de couleurs et de substance à l’État malien, ce qui ne se fera pas du jour au lendemain. Reprendre Tombouctou, Gao ou Kidal ne devrait pas être compliqué, mais c’est le fameux jour d’après qui pose un problème ; s’il n’y a pas un État, un ensemble intégrateur, ce jour-là sera celui d’une catastrophe.

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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer

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