Le Liban, terre des assassins tranquilles

Si l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri en 2005 a donné lieu à une enquête approfondie, la quasi-totalité des crimes commis par des milices et groupes armés depuis 1975 est restée impunie.

Le 27 décembre 2013, Mohamed Chatah, un proche de Saad Hariri était tué dans un attentat. © Hussein Malla/AP/Sipa

Le 27 décembre 2013, Mohamed Chatah, un proche de Saad Hariri était tué dans un attentat. © Hussein Malla/AP/Sipa

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 27 février 2014 Lecture : 6 minutes.

Mis à jour le 27/02/2014 à 15H06.

Au pays du Cèdre, où la vendetta se pratique quotidiennement à chaud, la justice est un plat rare qui se mange froid. Avec l’ouverture, le 16 janvier, à La Haye, du procès de l’assassinat de Rafic Hariri, les Libanais ont enfin l’espoir d’y goûter. Il y a neuf ans, le 14 février 2005, une formidable onde de choc soulevait le sol de Beyrouth. Le convoi ultrasécurisé de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri venait de sauter sur 1,8 tonne d’explosifs en plein centre-ville. Parmi les décombres calcinés, les corps sans vie du magnat devenu géant politique et de vingt-deux autres victimes. Créé en 2007 dans le cadre d’un accord entre la République libanaise et l’ONU, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) fait certes le procès de quatre absents, membres du Hezbollah, que le mouvement politico-militaire chiite, grand allié du régime syrien, refuse de livrer. Mais, pour une fois, bouleversant la tradition des assassinats politiques au Liban, une enquête approfondie a été menée, des suspects ont été identifiés, des responsables ouvertement soupçonnés.

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"Jusqu’à l’assassinat de Rafic Hariri, explique l’homme politique et intellectuel Samir Frangié, les Libanais étaient fatalistes et ne pensaient pas que la justice pouvait être une réalité. Lorsque le TSL a été institué, beaucoup se sont demandé ce qui justifiait la création d’un tribunal pour un seul crime, alors que les 150 000 morts de la guerre civile attendent encore que justice soit rendue. Je leur répondais que ce crime était celui de trop et que, d’une certaine manière, les Libanais obtiendraient justice pour toutes les autres victimes si la lumière était faite sur cet assassinat."

La loi d’amnistie générale du 26 août 1991a surtout blanchi les seigneurs de la guerre, devenus grands notables de la paix.

Entre 1975 et 1991, des milliers de vies ont été englouties par le Moloch de la guerre civile, victimes des combats, de la crapule et du terrorisme. Passant trop rapidement l’éponge sur ce long bain de sang, la loi d’amnistie générale du 26 août 1991 a absous les crimes perpétrés par les milices et groupes armés avant le 28 mars 1991. Cette loi, qualifiée parfois de "loi d’amnésie générale", avait pour vocation proclamée de "tourner une nouvelle page". Elle a surtout blanchi les seigneurs de la guerre, devenus grands notables de la paix par la grâce des accords de Taëf conclus en 1989 entre les différentes factions sous les auspices syriens. Toutefois, l’article 3 de la loi d’amnistie en exclut "l’assassinat ou la tentative d’assassinat de personnalités religieuses ou politiques, et de diplomates arabes ou étrangers".

Justice aurait donc dû être faite pour les meurtres du leader politique Kamal Joumblatt, tué par balle en 1977, de l’ambassadeur de France Louis Delamare, exécuté à bord de sa voiture en 1981, du grand mufti de la République, le cheikh Hassan Khaled, mort dans l’explosion d’une voiture piégée en 1989, comme le président René Moawad la même année, et de tant d’autres. Mais vingt-trois ans après la fin de la guerre, seule une infime partie de la trentaine de crimes passibles de poursuites a fait l’objet de procédures.

"Les conséquences de cette culture de l’impunité sont graves, souligne le journaliste Paul Khalifeh, rédacteur en chef de L’Hebdo Magazine. La guerre civile s’est terminée sur une incompréhension ; il n’y a eu ni travail de mémoire, ni construction d’un récit national, ni aucun processus de réconciliation du type de ceux mis en place en Afrique du Sud, au Rwanda ou en Colombie. Les leçons de la guerre n’ont pas été tirées, et celle-ci, qui couve fiévreusement depuis 2005, pourrait se rallumer à tout moment…"

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La justice a fait valoir la loi du plus fort

Certes, quelques assassins ont été traduits en justice, mais c’est une justice qui fait surtout valoir la loi du plus fort.

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"Les poursuites engagées dans le cadre de la loi de 1991 comme les amnisties qu’elle permet ont montré que ce texte n’était qu’un outil pour servir des intérêts politiques", analyse Lynn Maalouf, chercheuse libanaise qui a effectué des études approfondies sur la question.

En 1994, Samir Geagea, chef du mouvement chrétien des Forces libanaises, rétif à l’occupation syrienne, est ainsi poursuivi pour un attentat perpétré la même année dont il sera rapidement innocenté. Mais la procédure a entraîné la levée de l’amnistie pour les crimes antérieurs à 1991 qui lui sont imputés, et l’ancien chef de guerre est traduit devant le Conseil de justice, la plus haute instance judiciaire libanaise chargée de juger les crimes politiques. Accusé de l’assassinat du Premier ministre Rachid Karamé, tué par une bombe dans son hélicoptère en 1987, et de celui du leader chrétien Dany Chamoun, exécuté avec sa femme et ses deux enfants en 1990, Samir Geagea est condamné à mort plusieurs fois, peine commuée en réclusion à vie. Amnesty International dénonce alors "le caractère sélectif de la loi d’amnistie". Geagea, qui n’a pas plus de sang sur les mains que bien d’autres devenus ministres ou députés, restera enfermé dans les sinistres oubliettes du ministère de l’Intérieur jusqu’au départ des troupes syriennes du Liban, en 2005.

Cette année-là, l’assassinat spectaculaire de Rafic Hariri, très vite imputé au maître de Damas et à son allié local, le Hezbollah, achève d’exaspérer la population, qui manifeste massivement pour le départ de l’occupant syrien. "Qui est le prochain ?" scandaient les premiers manifestants anti-Syriens, brandissant des portraits de Hariri, mais aussi ceux de bien d’autres personnalités politiques assassinées, comme le président Béchir Gemayel, tué dans l’explosion d’une bombe en 1982. Soumis à une pression populaire et diplomatique sans précédent, le régime syrien évacue le pays en avril 2005. Mais ses espions, les Moukhabarate, restent sur place, et Damas peut compter sur la coopération de puissants alliés locaux. En 2005-2006, les assassinats ciblés atteignent un pic : six personnalités politiques et médiatiques sont tuées, de nombreuses autres blessées. Chargé de juger les assassins de Rafic Hariri, le TSL a élargi sa compétence aux attentats commis contre les personnalités politiques antisyriennes Marwane Hamadé, Georges Hraoui et Elias al-Murr. "Près de 400 témoins ont été entendus, précise Samir Frangié, alors que s’ouvre le procès, et nous allons apprendre beaucoup de choses dans les mois à venir…"

Des "choses" qui pourraient coûter cher aux alliés locaux du régime syrien, présumé innocent mais dont peu de gens doutent de l’implication dans la plupart des crimes politiques commis au Liban depuis 1975.

Le travail de mémoire et de réconciliation bloqué

Le procès des meurtriers présumés de l’ex-Premier ministre est l’occasion d’une catharsis.

Principal relais de la politique syrienne au Liban, aujourd’hui très engagé contre l’insurrection anti-Bachar, le Hezbollah est sur la sellette. Et ne cesse de dénoncer une instrumentalisation politique du TSL. "Si le Hezbollah ne reconnaît pas la légitimité du tribunal, pourquoi alors a-t-il accepté, en 2011, de poursuivre son financement ? Pourquoi mobilise-t-il un appareil de défense médiatique et judiciaire si important ?" s’interroge Frangié, qui rappelle l’initiative de réconciliation interlibanaise proposée en 2010 par l’Arabie saoudite mais refusée par le Hezbollah. "Une erreur monumentale, commente l’intellectuel. Ce processus aurait permis d’apaiser les tensions avant que ne tombe le verdict du TSL." Le 27 décembre 2013, Mohamed Chatah – proche de Saad Hariri, fils de Rafic et chef de file de la coalition antisyrienne – était tué dans un attentat à la voiture piégée. "Pour nous, les suspects sont ceux qui se dérobent à la justice internationale et qui propagent l’incendie régional à la nation [libanaise]", déclarait Hariri, faisant une allusion transparente au Hezbollah. Quelles pourraient être les conséquences d’une condamnation du "parti de Dieu" par le TSL, seul mouvement autorisé par le tuteur syrien à garder ses armes à la fin de la guerre et qui constitue aujourd’hui un véritable État dans l’État ? Alors que la guerre syrienne menace d’engloutir le Liban dans un nouveau déferlement de violence, Frangié ne cache pas son appréhension, mais le pays du Cèdre ne doit en aucun cas, dit-il, laisser passer cette occasion unique de faire face à son histoire, à la vérité :

"À la fin de la guerre de 1975-1990, les Syriens ont bloqué tout travail de mémoire et de réconciliation. Seul ce travail de justice et de vérité pourra ouvrir une véritable culture de la paix, du vivre-ensemble, une nouvelle ère pour le Liban."

Cibles variées (liste sélective)

6 mars 1975 : Saad Maarouf (syndicaliste, député)

16 mars 1977 : Kamal Joumblatt (leader politique)

4 septembre 1981 : Louis Delamare (ambassadeur de France)

14 septembre 1982 : Béchir Gemayel (président de la République)

5 mars 1986 : Michel Seurat (sociologue français)

1er juin 1987 : Rachid Karamé (Premier ministre)

16 mai 1989 : le cheikh Hassan Khaled (grand mufti de la République)

22 novembre 1989 : René Moawad (président)

24 janvier 2002 : Elie Hobeika (chef de milice)

14 février 2005 : Rafic Hariri (ex-Premier ministre)

12 décembre 2005 : Gebran Tuéni (journaliste)

27 décembre 2013 : Mohamed Chatah (homme politique)

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